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PIERRE VÉRON - "La Comédie du Voyage" (1863)


Pierre Véron fut l’un de nos humoristes les plus délectables, une sorte de Pierre Desproges du XIXème siècle, et qui devint l’un des premiers à cultiver l’ironie mordante et le second degré, en allant même jusqu’à inventer une sorte de style saccadé, inspiré du langage parlé, cultivant un grand nombre de "punchlines" avant l’heure, mises en avant par des permanents retours à la ligne. Il n’est pas exagéré, le concernant, de parler de "nonsense à la française". De formation journalistique, Pierre Véron est d’abord chroniqueur, avant d’intégrer « Le Charivari », premier journal satirique français illustré, crée en 1832 sous Louis-Philippe. Organe républicain au tirage modeste mais symbolique, « Le Charivari » eut à essuyer pas moins de 47 procès pour diffamation jusqu’à la fin du Second Empire, avant de se radicaliser plus à gauche sous la IIIème République, mais avec moins d'ennuis judiciaires. Pierre Véron en fit son tremplin pour sa carrière personnelle, et fut nommé rédacteur-en-chef dès 1865. Salonnier recherché, noceur mondain et convivial, il signa quantité de petits livres volontiers absurdes - romans, recueils de nouvelles, livres à thèmes - qui connurent un réel succès à leur époque, et qui furent ponctuellement réimprimés jusqu’à la Première Guerre Mondiale. Pourtant, ses ouvrages demeurent difficiles à trouver, même chez les libraires spécialistes en livres anciens. « La Comédie du Voyage » (1863) compte parmi ses premiers succès, et pourtant, qui songerait en lisant ce curieux petit livre, qu’il est le fruit d’un écrivain encore relativement novice ? Ce qui frappe d’entrée de jeu, c’est d’abord l’aisance absolue de Pierre Véron, non seulement dans l’écriture mais aussi dans le choix arbitraire de son thème, et dans la manière vaguement fumiste avec laquelle il va le traiter, ou plutôt le maltraiter. D’entrée de jeu, il pose ses conditions : « Indépendance et fantaisie, voilà ma devise. Pas de plan, voilà mon plan. Je veux fusionner, s’il est nécessaire, le sérieux et le biscornu, le romantique et le classique. Je veux bâtir indistinctement avec la brique, le fer, le bois, la pierre… Je laisse le marbre à ceux qui font les bustes des épiciers enrichis. » Cette profession de foi n’est pas une vantardise : « La Comédie du Voyage » est en effet un vaste foutoir parfaitement improvisé, et cette manière d’écrire, et particulièrement d’écrire un livre entier à partir d'une idée assez vague, est absolument rarissime en 1863 – et il est encore plus incroyable que l’écrivain s’en vante, et le brandisse comme un emblème dans les premières pages de son livre, répondant aux questions légitimes d’un lecteur imaginaire, tout en se drapant dans sa superbe tel un génie incompris. On l’aura deviné, ce petit livre qui consiste en une collection d’anecdotes, de réflexions, de scénettes, de mises en situations, traite de la thématique du voyage, ou plus exactement de ce que représente le voyage pour un Parisien, c’est-à-dire la simple action de sortir de chez lui, que ce soit pour se saouler dans un bar, pour prendre l'omnibus (une sorte de diligence à trois chevaux montée sur rails et pouvant transporter jusqu'à une trentaine de passagers, voir l'illustration en fin d'article), pour naviguer sur la Seine en touriste ou pour rejoindre sa chérie dans une gare. À Paris, on ne voyage pas pour le plaisir de voyager. Soit on voyage pour se rendre quelque part, ce qui n’est jamais long puisque rien n’est très éloigné à Paris, soit on voyage vraiment loin pour épater des amis qui n’ont pas bougé de chez eux – ce qui nécessite moins de voyager réellement que de prétendre avoir voyagé, et les encyclopédies sont là pour nourrir les imaginations des mythomanes les moins doués. Tout cela forme ce que Pierre Véron appelle « La Comédie du Voyage ». Comme prévu, Pierre Véron traite son sujet de la façon la plus anarchique qui soit, y compris sur la forme rédactionnelle, qui varie constamment d’un chapitre à l’autre, ne s’accordant comme structure que de traiter ces " voyages" de manière graduée selon l’éloignement du domicile de départ; le plus proche exemple de voyage consistant à se faire raccompagner chez soi par des policiers parce qu’on n’a pas voulu payer ses consommations dans un bar, le plus éloigné étant l’histoire du peintre qui s’est exilé dans une campagne de banlieue pour y peindre un coucher de soleil et qui se retrouve tabassé par des paysans locaux qui le prennent pour un cambrioleur venu là pour tracer des plans d'approche. Car pour Pierre Véron, forcément, voyager ne saurait être qu'un supplice ou une source d’ennuis, et le meilleur moment d’un voyage, c’est quand on rentre enfin chez soi. Si l’auteur pensait autrement, il ne serait pas parisien. Vivre à Paris, c’est selon lui la marque d’une âme casanière, pour laquelle le moindre déplacement est une aventure – ou plus probablement une mésaventure. C’est là que se trouve la pierre angulaire de son ironie. Que dire d’ailleurs de cet humour qui affiche plus d’un siècle et demi au compteur ? On l’a dit, l’ironie et le sens de la dérision de Pierre Véron sont encore d’une surprenante modernité. C’est évidemment moins le cas de certaines plaisanteries datant d’une époque où l’on jugeait que les plus courtes n’étaient pas nécessairement les meilleures. Quand il est inspiré, Pierre Véron nous enchante, comme par exemple lorsqu’il brode une fantaisie sur une sorte de klaxon ou de corne dont les conducteurs des omnibus faisaient usage pour avertir de leur approche les passants distraits ou les autres fiacres qui ne le remarquaient pas. Pierre Véron compare ce son à celui des cors alpins, dont les mélodies reposent aussi parfois sur une seule note. Il ajoute que l’on se croirait tout à fait en Helvétie, et conclut facétieux : « Conducteur, donne encore ta note, mon ami. Donne-là, je t’en prie. Elle m’exalte. ». À côté de ces quelques trouvailles qui arrachent encore volontiers un sourire, on trouve hélas aussi quelques farces archaïques, souvent boulevardières (adultères, cocufiages, quiproquos balourds, comiques de répétition), dont l’effet aujourd’hui est plus que désuet, même si ça se laisse lire, aucun des chapitres du livre n’étant suffisamment long pour être vraiment ennuyeux. Le style oral "raconté" n’est pas pour rien dans ce côté vieillot : les formulations, le vocabulaire, la rhétorique, les effets de suspense étant alors typiques de l’époque, ils semblent aujourd’hui bien éculées et souvent trop prévisibles. Ceci dit, malgré quelques indéniables "ratés" de l’humoriste, ce qui n’est pas drôle n’est pas pour autant dénué de charme. Car si « La Comédie du Voyage » ne nous fait pas découvrir de nouveaux horizons, c’est en revanche une plongée immersive tout à fait grisante dans le Paris du Second Empire, et dans sa vie quotidienne. On y découvre un Paris à la fois très proche et très lointain, qui nous apparait fort calme, bien que déjà en ce temps-là, la capitale avait la réputation d’offrir une vie nerveuse et trépidante – mais il faut bien entendu comparer cela à l’existence immuable et monotone de nos campagnes et de nos petits villages au XIXème siècle. On exhume dans ce Paris perdu les débits de boisson et les brèves de comptoir que l’on y entend déjà; on y rencontre des traiteurs italiens bien décidés à forcer plus que de raison la dépense de ses clients: on y monte dans des omnibus qui roulent au petit trot et qui permettent – chose inimaginable aujourd’hui – de rouler dans Paris en profitant du paysage; on y découvre des trains au confort relatif, mais où l’on drague ouvertement, au point même qu’on a pris l’initiative de faire des wagons spéciaux pour "dames seules" ne désirant pas être importunées – ou au contraire désirant follement l’être -; on descend enfin la Seine dans de petits bateaux à vapeurs, ancêtres de nos bateaux-mouches actuels, offrant des sièges sur une longue terrasse afin que les touristes admirent les monuments qui bordent la rivière, des bateaux qui - déjà ! - passent sous des ponts où de petits farceurs jettent sur la tête des touriste des fonds de poubelles ou des substances aqueuses... Des touristes qui sont encore essentiellement provinciaux, un peu vexés d’être plus impressionnés par Paris qu’ils ne s’y étaient attendus, et marmonnant dans leurs barbes que, eux aussi, dans leur chef-lieu, ils ont des grandes églises, des grands palais de justice, des grandes gares… Mais les gares sont dangereuses, parfois. À celle de Saint-Lazare, deux amants y poireautent à leurs rendez-vous, minés par le retard, l’un de sa maîtresse, l’autre de son fiancé, et décident finalement de partir ensemble par le premier train, puisqu’ils sont si bien accordés au niveau horaire, tandis que les retardataires leur courent vainement après. Et puis quoi ! L’amour, voilà un voyage qui mérite vraiment de partir à l’aventure… En bon gâcheur de plaisir, Pierre Véron rappelle aussi la tragédie de la catastrophe ferroviaire du 8 mai 1842, première du genre, qui se déroula non loin de la gare de Meudon, blessa au moins 150 personnes et en fit périr 55 autres, dont l’explorateur Jules Dumont d’Urville et toute sa famille. Celui qui était allé - et revenu ! - en Nouvelle-Calédonie et en Antarctique, dans des conditions de navigation parfois périlleuses, trouva la mort à 3 kilomètres de Paris dans un train qui roulait à 60 km/h. Quelle plaisanterie, n’est-ce pas ? Pierre Véron surprend aussi par son anti-américanisme, très inattendu pour l’époque, surtout de la part d’un républicain. Les partisans de la République avaient généralement un préjugé favorable pour cette jeune nation d'outre-atlantique, sans roi, sans empereur, ni patriarche autocrate. Il est vrai que le Second Empire marque un essor industriel colossal, qui prend aussi la forme moderne d’une économie centrée sur l’import-export. En 1860, le traité franco-britannique Cobden-Chevalier instaure le libre-échange entre la France et l’Angleterre, ce qui va accélérer le développement en France du chemin de fer, notamment grâce à l’importation massive des locomotives à vapeur de type "Planet", de fabrication anglaise. Bien que je n’en ai pas trouvé confirmation sur Internet, il semble qu’un certain nombre de ces omnibus hippomobiles étaient de fabrication américaine, particulièrement ceux disposant d’une impériale – c’est-à-dire une plateforme avec sièges sur le toit du véhicule, où l’on accédait via un minuscule et peu pratique escalier hélicoïdal. Quiconque montait cet escalier derrière une autre personne s’exposait, selon Pierre Véron, à recevoir son pied en pleine figure. Qui plus est, cette impériale était à ciel ouvert, ce qui veut dire qu’elle était copieusement arrosée quand il pleuvait, et qu’il valait mieux emmener son parapluie quand on y voyageait. Cette "amélioration technique" que Pierre Véron identifie comme d’importation américaine, ainsi que quelques autres plus négligeables dans d’autres domaines, lui donne l’opportunité de quelques phrases ironiques bien senties contre une industrie américaine invasive, et privilégiant le spectaculaire et la rentabilité sauvage à l’utile, jusqu’à même se révéler dangereuse à l’usage. Bien qu’exprimée avec les mots d’un homme de son temps, cette attaque de la culture du "gadget" spectaculaire et rentable interpelle aujourd’hui par sa pertinence et son actualité, même si l’Asie a depuis talonné les États-Unis dans ce type d’innovations technologiques douteuses. Pour conclure, en dépit de cette rédaction anarchique, en dépit d’inévitables désuétudes, en dépit enfin de cette écriture improvisée et goguenarde qui se moque de tout, y compris du lecteur, « La Comédie du Voyage », comme la plupart des autres livres de Pierre Véron, demeure une œuvre plus dense qu’il n’y paraît, et qui conserve quelques intenses moments de drôlerie, tout en ayant acquis avec le temps une dimension historique fort instructive. Car, parfaitement soucieux de divertir ses lecteurs et de n’aborder aucun sujet réellement sérieux, Pierre Véron, comme le fera Pierre Desproges un siècle plus tard, s'attarde sur les menus tracas de la vie quotidienne : absurdités sociales, aberrations urbaines, malentendus, manies récurrentes, conventions stupides... Pierre Véron n’est d’ailleurs pas toujours facile à suivre pour nous, car s’adressant à ses contemporains, il est parfois allusif avec légèreté quand il s’agit de fait d’actualités, de personnages ou de célébrités inconnus de nous, de modes d’antan, de pratiques aujourd’hui abandonnées, de lieux disparus, d’interdictions oubliées… Pierre Véron cherche surtout expliquer ce que les gens – et surtout les gens qu’il n’aime pas – pensent au fond d’eux-mêmes, et en ce domaine-là, c’est un fin psychologue dont on comprend fort bien l’analyse. Mais de son environnement, de ce Paris qu’il décrit succinctement pour ceux qui comme lui y habitent, il ne fournit pas toujours des détails très précis, d’où la nécessité de faire parfois certaines recherches, ou de se contenter d’une évocation fatalement un peu floue. Humoriste mais aussi journaliste, Pierre Véron était un homme du présent qui ne s’imaginait certainement pas être encore lu, apprécié ou même objet d'une critique littéraire tardive cent-cinquante ans plus tard. Sur ce point-là, il s’est gravement fourvoyé.


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