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POL NEVEUX - « Golo » (1898)


~ Mon exemplaire est un envoi signé par l'auteur à l'attention du critique dramatique Adrien Bernheim (1861-1914). ~


Chef d’œuvre de réalisme quasiment oublié depuis plus d’un demi-siècle, « Golo » fut un roman  qui connut un grand succès pendant une trentaine d’années, un livre d’une poésie touchante mais d’une grande mélancolie, qui, au tournant du XXème siècle, trancha singulièrement avec les idées en vogue de la Belle-Époque. Il fut salué en son temps par Léon Daudet, pourtant avare de compliments quand il s’agissait de flatter un confrère qui ne partageait pas ses convictions monarchistes. L’orthographe très particulière du prénom de Pol Neveux serait vraisemblablement dû à une erreur de l’administration sur le registre des naissances, un document qui même, encore, de nos jours, n’accepte aucune demande de modification sans raison impérieuse, pour ne pas dire vitale. Pol Neveux eut le bon goût de ne jamais s’en formaliser. Peut-être cela l’amusait-il de ne pas être un "Paul" comme les autres. Par ailleurs, ce fut son unique aventure insolite. Fils d’un notaire rémois, Pol Neveux appartenait à une bourgeoisie de province aussi notable que conformiste. Dès l’âge de 23 ans, il entra comme sous-bibliothécaire à la Bibliothèque Mazarine, la plus ancienne bibliothèque de Paris. Son parcours professionnel est particulièrement serein et exemplaire. Il passa bibliothécaire, puis archiviste dans les cabinets de plusieurs ministères, avant de finir inspecteur général des bibliothèques. Sa carrière littéraire semble n’avoir représenté à ses yeux qu’un passe-temps occasionnel, et il signa surtout des monographies, des biographies, des ouvrages d’érudit, aux thématiques variées. Il n’a laissé que deux romans, « Golo » (1898) et « La Douce Vie de Thierry Seneuse » (1916), autobiographie à peine voilée de sa propre enfance à Reims, et qui, compte tenu de la guerre, passa à peu près inaperçue. « Golo » reste donc l’œuvre majeure et encore énigmatique d’un fonctionnaire désœuvré qui semble toujours s’être refusé à dire le moindre mot sur l’origine et la conception de ce roman. C’est d’autant plus troublant que le réalisme absolu, la précision rigoureuse, et la parfaite cohérence psychologique des personnages évoque spontanément une histoire vraie. L’était-elle ? On ne le saura hélas jamais. Malgré la reconnaissance immédiate d’une plume exceptionnelle, qui promettait une belle carrière, malgré la deuxième et troisième jeunesse que connût ce roman par deux rééditions, en 1925 et en 1934, qui permirent de saluer la modernité contemporaine de ce livre, jamais Pol Neveux ne se préoccupa de poursuivre dans la voie royale que son éditeur lui ouvrait. Comme s’il s’agissait d’un des livres de sa bibliothèque, il suffisait à Pol Neveux de savoir que son roman était rangé à sa place dans un rayonnage, et à disposition du public. Pour autant, il ne refusa jamais de sympathiser avec le milieu des lettres, et fut même, durant les quinze dernières années de sa vie, l’un des membres de l’Académie Goncourt. « Golo » est donc une œuvre à part, l’un de ces romans qui existe pour lui-même, et qui suffit à asseoir la réputation de son auteur. Reconnaissons que c’est un récit remarquable, unique, quoique fortement neurasthénique. Mais c’est surtout l’une des premières descriptions littéraires de la dépression, encore qu’on puisse trouver que le célèbre « À Rebours » de Joris-Karl Huysmans, puisse aussi représenter la description d’un trouble dépressif. Mais Des Esseintes est un dandy, un esthète, dont le rapport addictif et narcissique à l’art et à la beauté est la principale source de son mal-être. Ici, nous assistons à la lente chute d’un homme simple, un ouvrier rural, qui ne doit pas totalement son mal de vivre à une obsession, mais aussi à la vacuité de son environnement, et au gouffre qui le sépare jour après jour de ses proches, et donc de l’envie de vivre. Le récit se déroule principalement entre 1885 et 1890, dans le petit village imaginaire de Villebard, bourgade très isolée de la Champagne. C’est là que vit le jeune Constant Louvet, orphelin qui est élevé par sa tante et qui, depuis sa plus tendre enfance, vit une forte amitié avec une petite voisine de son âge, Alexandrine Rutel, dite Cendrine. Les deux enfants ont grandi ensemble, et se sont habitués à l'idée de se marier quandils sont plus grand, car une si belle amitié ne peut pas finir autrement. À l’adolescence, c’est très logiquement que la tante Louvet et les parents Rutel s’accordent pour des fiançailles entre les deux amis d’enfance. Hélas, il faudra aux deux jeunes gens attendre quelques années, car le jeune Constant doit effectuer son service militaire, lequel en 1885 dure encore trois ans. Constant Louvet redoute cette épreuve, qui risque de le séparer longuement de sa chère Cendrine. Ayant fait un apprentissage de menuisier chez le père Hénocque, qui lui a offert son premier emploi ainsi qu’une chambre dans sa maison, Constant Louvet s’est révélé un ouvrier exceptionnel, en partie – et il l’ignore lui-même – parce qu'il possède une âme d’artiste, qui le pousse à donner à son travail la recherche et la finition d’un artisan de grand talent. Sa sensibilité ne se limite d’ailleurs pas à la menuiserie. Il s’est découvert un émotion vibrante, quelques années plus tôt, lors d’un bien modeste spectacle de marionnettes, présenté dans un village voisin où il s’était rendu en compagnie de Cendrine et de quelques amis. La troupe de marionnettistes interprétait une évocation du mythe de « Geneviève de Brabant », un conte médiéval très populaire. Pour Constant Louvet, ce fut un premier contact avec le théâtre et la poésie qui l’a laissé dans un état de fébrilité et de joie profonde, alors que ses amis, en bons campagnards basiques, ne comprennent guère ce qu’il pouvait y avoir d’autre dans ce spectacle que de quoi distraire un moment. Et comme Constant rejoue devant eux quelques tirades d’un personnage de la pièce, l’intendant Golo, son interprétation amuse tellement ses amis qu'ils donnent à Constant le sobriquet de Golo. Bonne pâte, et ne voyant dans ce surnom qu’une marque d’amitié alors qu’inconsciemment il exprime une forme de rejet, Constant accepte humblement que tout le village, peu à peu, se mette à l’appeler Golo, et plus jamais par son prénom. On comprend donc pourquoi ce jeune homme sensible redoute d’accomplir son service militaire, tant parce ce qu’il ne se sent guère d’attraits pour le port des armes que parce qu’il ne s’imagine pas être séparé de Cendrine alors que les fiançailles sont officielles. Il redoute aussi d’être éloigné durablement d'elle, car en 1885, l’attribution des garnisons pour les jeunes recrues se fait exclusivement par tirage au sort. Aucune sollicitation, aucun privilège n’est possible. L’armée française peut envoyer un bidasse n’importe où pendant trois ans, même dans des lointaines colonies. Et c’est hélas ce qui arrive à ce pauvre Golo : il est envoyé faire son service au Tonkin, en Indochine Française, au nord de l’actuel Vietnam. Lui et Cendrine se rassurent comme ils peuvent : trois ans sont vite passés, et on promet de s’écrire toutes les semaines. Mais pour le jeune homme qui n’a jamais quitté son bout de terroir et se retrouve brutalement jeté à Hanoï, dans un pays exotique, où il est ponctuellement sujet à des maladies tropicales et à des crises de dysenterie, l’expérience est traumatisante. Qui plus est les conflits locaux, soit avec des poches de résistance indochinoise, soit avec le très envahissant voisin britannique, rendent compliqué pour Golo le maintien régulier d’une correspondance, et de toutes façons, après seulement huit mois, plus aucune lettre de Cendrine ne lui parvient. La situation conflictuelle s’envenimant, Golo est réquisitionné à la fin de son service militaire, et il ne peut rentrer à Villebard que cinq ans après en être parti. Entre temps, sa tante est morte, est il est l’unique héritier de la maison familiale. Il n’y mettra jamais les pieds, et la laissera pourrir. La maison de sa tante ne l’intéresse pas, il veut retrouver sa vie d’avant, son petit travail de menuisier et sa fiancée Cendrine. Il veut retrouver la vie qu’il menait telle qu’il l’a laissé avant les cinq ans d’enfer qu’il a vécu. Hénocque veut bien le réembaucher. Mais Cendrine, elle, ne l’a pas attendu. Elle s’est mariée avec un autre garçon de la bande d’amis, et elle est déjà mère d’un enfant en bas-âge. Golo ressent toute la douleur, tout le chagrin, toute l’injustice de ce bonheur, dont pendant cinq ans, la perspective lui a donné la force et l'envie de survivre. Hélas pour lui, Golo est un brave garçon. Il ne lui vient pas à l’idée de reconquérir Cendrine dans une relation adultère, ni de mettre à profit son expérience militaire et maquisarde pour faire disparaître son rival. D’une certaine manière, Golo veut sincèrement tourner la page, passer à autre chose, se marier même avec une autre jolie fille du canton, mais il ne peut pas, il n’y arrive pas, et n'y arrivera jamais. Au fil des mois,le couragent, la force, l'envie le quittent. Il délaisse même son travail, et Cendrine devient une obsession - et une obsession sans issue - qui le ronge et qui le détruit un peu plus chaque jour. Dès qu’il sort, il la cherche des yeux, il croit la voir, il veut lui parler, mais il s’enfuit quand il l’aperçoit, il la guette des journées entières par sa fenêtre, il s’en va pleurer chez les parents de Cendrine, compatissants et amicaux au début, mais qui finissent par lu demander de ne plus venir, car évidemment, on jase, dans les petits villages. Pourtant chacun, chacune, tente sincèrement de venir en aide à Golo, mais à la manière brusque ou vulgaire des rustres du terroir. Personne en réalité ne comprend l’amour fou, l’amour absolu, qui s’est emparé de Golo, ce garçon qui était si drôle il y a cinq ans, et qui à présent, pleure du matin au soir. Quant à Cendrine, elle n’est ni indifférente, ni particulièrement émue, seulement ennuyée, gênée, chiffonée, mais pas plus compréhensive que les autres. C’est une paysanne molasse, sans personnalité, qui n’est pas plus amoureuse de son mari que de Golo, qui d’ailleurs coucherait volontiers avec ce dernier, si ça peut lui faire plaisir, pourvu que ça ne se sache pas. Même son époux, quelque part, trouverait que ce serait bien normal, après tout, mais il faut être discret, attention, il ne voudrait pas passer pour le cocu de service. Dans cette avalanche de mesquineries, de petits arrangements, de philosophies au ras des pâquerettes, rien ne peut évidemment consoler Golo, et son chagrin à fleur de peau lui fait voir avec une atroce lucidité quel ramassis de ploucs sans âme, snas coeur, sans dignité, constitue sa grande famille villageoise. Hélas, Golo n’est pas non plus le jeune Werther. Lui aussi vient de ce terroir peu raffiné, et une partie de lui-même le pousse à rejoindre cette abjection des sentiments, notamment en fréquentant des filles faciles ou des prostituées. On l'encouragera d’autant plus dans cette voie qu’il est jeune et beau, qu’il est un enfant du pays, qu’il est un menuisier dont les services sont appréciés à un époque où les propriétés rurales comportent beaucoup d’éléments en bois. On partage sa douleur, on est prêt à l’honorer, à lui donner un meilleur travail, à lui trouver une nouvelle fiancée, plusieurs même s’il le veut, - mais Golo ne veut qu’une chose : Cendrine, la Cendrine de son enfance, la Cendrine d’avant son départ au Tonkin. Il veut le bonheur qu’on lui a volé, et qu’aucun autre ne saurait remplacer. C’est évidemment sans issue. Lors d’une crise de lucidité, Golo comprend qu’il ne peut plus rester à Villebard, qu’il faut partir, se reconstruire ailleurs. Où ? Peu importe. Prendre le premier train, choisir une ville au hasard, repartir de zéro. En larmes, il va faire ses adieux à Cendrine, très heureuse de le voir se reprendre en mains, mais totalement indifférente à ce qu’il quitte la ville ou non. Elle veut bien se laisser embrasser sur la joue, mais juste une fois, hein, vilain capricieux ! Alors qu’il arrive à la gare, marchant dans le froid, car c’est l’hiver, Golo sent peu à peu son courage, sa volonté, sa force, l’abandonner. Partir, c’est partir loin de Cendrine, mais c’est partir avec son chagrin, et faire de son départ un chagrin de plus. C’est alors que Golo aperçoit la rivière qui passe en contrebas de la voie ferrée. Il lâche alors sa valise, s’y jette et se laisse couler à pic.... Golo a enfin cessé de souffrir. Bien que constamment annoncé par des présages de mort, la fin dramatique de ce roman, malgré tout inattendue, rend particulièrement douloureuse sa lecture, car outre que ce drame, assez minimal, évoque forcement des chagrins d’amour, des situations, que nous avons tous et toutes connus, parfois avec de semblables idées autodestructrices, l’immense talent de Pol Neveux, c’est de nous faire partager chaque instant, chaque engrenage, de la lente déréliction mentale du pauvre Golo. Pol Neveux ne raconte pas son histoire, il nous fait partager sa dérive. Il nous met à la place de son antihéros, nous dévoile chacune de ses douleurs, de ses moments de désespoir, de ses envies intermittentes de se laisser mourir ou de se battre. On partage aussi son égarement, son aversion, face à ses interlocuteurs qui, voulant sincèrement lui venir en aide, ne font qu’accentuer sa douleur par des consolations absurdes ou cyniques. Comme Golo, nous dérivons d’impasse en impasse, avec comme lui, la fausse impression que quelque chose va bien finir par aboutir, alors que rien ne peut aboutir, que dès le départ, tout est figé, qu'iol n'y a pas d'issue, que Golo ne peut que se cogner d’un mur à l’autre en tournant en rond avec une panique croissante. Pol Neveux n’a jamais caché son admiration pour Gustave Flaubert. On ne sera donc pas surpris de retrouver ici une indéniable parenté avec l'intrigue toute aussi statique de « Madame Bovary », mais Pol Neveux y ajoute un extrémisme paranoïaque étonnamment moderne, clinique, individualiste, qui préfigure, avec un demi-siècle d’avance, quelques grands romans "suicidaires", comme « Le Feu Follet » de Pierre Drieu La Rochelle ou « Le Piège » d’Emmanuel Bove. On ne fera qu’un mince reproche à Pol Neveux : voulant situer son récit dans le pays champenois qu’il connaît bien, et dont il veut nous partager la luxuriante beauté champêtre afin de mieux accentuer le contraste avec l’enfermement psychologique de Golo, Pol Neveux recourt ponctuellement à des termes patois ou des expressions locales qui sont parfois obscurs, d’autant plus qu’ils ne sont sans doute plus en usage aujourd’hui. Ce n’est pas très grave, mais cela participe d’un parti pris bucolique un peu trop mis en avant pour un récit à la fois aussi tragique et aussi universel. Il y avait peut-être une meilleure occasion de chanter le pays rémois qu’en en faisant le décor pastoral d’une autodestruction affligée. En dehors de cela, « Golo » est évidemment un très grand moment de littérature française, un chef d’œuvre douloureux mais magistral, d’autant plus remarquable qu’il parvient à harmoniser l’humilité narrative d’un conteur folklorique à un travail littéraire soigné et méticuleux, digne d’un lettré parisien, ce qui fait de ce roman une œuvre de très grande qualité, aussi classique que moderne, aussi populaire que bourgeoise, et qui peut être semblablement appréciée par tous les types de lecteurs.      


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1 Comment

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Guest
Aug 20
Rated 5 out of 5 stars.

Un roman remarquable, réédité récemment : https://www.editionslabellelurette.fr/index.php/produit/golo-pol-neveux/ Cette réédition comprend d'ailleurs quelques notes en bas de page, notamment pour traduire les quelques mots de parler champenois, dont il est question dans cette critique.

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