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RENÉ SÉBILLE - « La Commandante » (1947),



Il n’est pas évident de parler de René Sébille, écrivain assez énigmatique, dont ni la date de naissance, ni la date de décès ne semblent connues. Sa carrière est relativement brève, mais intense. Entre 1946 et 1948, il publie au moins quatre romans, « Sans Craintes Ni Murmures » (1945), « La Commandante » (1947), « Le Silence du Matin » (1947) et « Le Cimetière aux Femmes » (1948) chez quatre éditeurs différents, tous plus ou moins obscurs et douteux. À cela s’ajoute un essai, « Précis de l’Intimisme », qui semble hélas n'avoir été publié qu'à compte d’auteur, et à peu d’exemplaires. Cependant, « l’Intimisme » semble avoir été l’idée directrice de écrivain éphémère qui, au sortir de la Libération, prétendait déboucher sur une nouvelle école littéraire, alors que, bien au contraire, ce concept semblait être avant tout un pur produit des Années Folles. « L’Intimisme », en effet, se voulait une sorte de littérature érotique tourmentée, principalement axée sur les émotions intérieures des personnages, lorsqu’ils sont confrontés à des pulsions souveraines ou, au contraire, à des désirs insolites et désordonnés. Derrière cette psychologie de bazar, présentée par l’auteur comme une sorte de décadence extatique qui fleure bon son Mercure de France, se cachait en réalité les fantasmes tourmentés et sadomasochistes du seul René Sébille, sans doute déjà plus très jeune et hanté par l’imaginaire décadent de ses jeunes années, cherchant à en relancer sous une forme nouvelle. Malheureusement pour lui, l’époque est malvenue. Au sortir de l’Occupation, l’ambiance est morose, et l’on a besoin de se distraire, de faire preuve d’un esprit positif et constructif, et donc de faire table rase du passé. Le goût de l’exotisme et de l’insolite, du libertinage et de la décadence, laisse place à un conservatisme rigide et futuriste, gorgé d’américanisme puritain. L’érotisme ne s’y exprime plus guère qu’au travers de la fantaisie bon enfant des cabarets de stripteaseuses à paillettes ou sous le couvert de la philosophie naturiste. On privilégie volontiers la contemplation esthète de la nudité à l’assouvissement des sens. Quant au sadomasochisme, il n’en est alors plus question : la France sort de quatre ans de domination, elle n’en garde pas de nostalgie. Il faudra attendre la fin des années 50 pour que cette pratique revienne dans les mœurs, sous une forme là aussi américanisée, dite "bondage" ou "fétichiste", dissimulée sous le voile hypocrite d’une pseudo-esthétique. C’est dire donc si, dès 1945, il était follement présomptueux, et singulièrement à contre-courant, de prétendre encanailler ses lectrices avec des perversités d’avant-guerre, même sous couvert d’une démarche littéraire. Voilà sans doute pourquoi René Sébille n’a guère connu de succès, malgré ses tentatives frénétiques chez plusieurs éditeurs. Et pourtant, le moins que l’on puisse dire des éditions Jean Vitiano, qui publièrent « La Commandante » (1947), deuxième roman de René Sébille, c’est qu’elles ont crû au talent de leur poulain, et n’ont pas ménagé leurs efforts pour le faire connaître. D’abord, « La Commandante » fut publié dans la « Collection L’Intimiste », une collection sur mesure pour la nouvelle école littéraire qui ne vint jamais, et dont on ne devine que trop bien qu’il fut le seul et unique roman qui y parût. Ensuite, le roman fut sous-titré sur sa couverture « Grand Roman de Mœurs », ce qui est deux fois faux, puisqu’il n’y est pas spécialement questions de "mœurs", et que ce n’est même pas un grand roman puisqu’il atteint péniblement 201 pages. Enfin, le concept arrive à son paroxysme avec un bandeau qui modestement affirmé : « Plus délicat que Miller… Mais aussi vrai et audacieux ! ». D’entrée de jeu, on peut l’affirmer, il n’y a véritablement que l’audace qui soit au programme de ce roman. Bien que René Sébille prétende s’inspirer d’une histoire vraie (« À Madame X… Elle qui vécut ainsi, et de qui j’ai voulu être l’historiographe fidèle. »), il est impossible de croire un seul instant à cette abracadabrante histoire. Quant à la délicatesse, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle est aux abonnés absents. Voilà d’ailleurs précisément un roman dénué de la moindre délicatesse, et dont la lecture demande d’ailleurs d’avoir l’estomac bien accroché. Enfin, mais là aussi, on pouvait s’en douter, le rapport avec Henry Miller est plus qu’anecdotique. Comme Henry Miller, Sébille parle de sexualité vicieuse et multiple suivant des biais psychologiques, mais la comparaison s’arrête là : Miller raconte sa propre décadence avec le souci d’explorer sa conscience tourmentée. René Sébille donne dans le scandale provocateur au premier degré. Son style est d’ailleurs très factuel : il raconte juse une histoire sordide, en insistant sur l’atmosphère malsaine qui y règne. Pour autant, si « La Commandante » n’est pas « le Grand Roman de Mœurs à la Miller, vrai et audacieux », c’est une curiosité indéniablement étrange et dérangeante. On peut comprendre d‘ailleurs que l’éditeur ait fait autant d’esbroufe : « La Commandante » n’est pas facile à vendre, il est compliqué de vanter l’intérêt de sa lecture, et donc de son achat. « La Commandante », c’est Paule Rymans, une Hollandaise entre deux âges qui dirige d’une main de fer une palmeraie située dans un lieu désertique du sud de l’Algérie, près de Mhraier. Cette palmeraie fut rachetée une misère par cette riche veuve néerlandaise. qui en a fait la première production de dattes d’Algérie. Pour asseoir en tant que femme son autorité auprès des ouvriers algériens, Paule a eu l’intelligence d’embaucher cinq de contremaîtres, volontiers manutentionnaires eux aussi - Princek, Wlazack, Montero, Bourer et Soansen - et qui sont pour la plupart des individus troubles, maladifs, bandits en fuite, mercenaires sans emploi, légionnaires déserteurs, qui ont trouvé à la palmeraie une stabilité à laquelle ils n’auraient jamais pu rêver. Le travail est mal payé, mais quelle utilité possède encore l’argent au milieu du désert ? Une seule chose pourrait les amener à partir : le manque de femmes. Paule a réglé ce problème en faisant de ces hommes son harem personnel. Chaque soir, elle met sa plus belle robe et fait préparer à leur intention un copieux repas qu’elle partage avec eux. Puis après, un rapide état des lieux professionnel, et alors que la soirée avance, elle choisit parmi ses contremaîtres celui avec lequel elle passera la nuit. Son choix est arbitraire, et ne se soucie pas d’équité, afin d’inciter ces hommes à une saine émulation. Il peut arriver qu’elle ait un favori, auquel elle réserve une certaine exclusivité, mais ce statut, forcément recherché par chacun des hommes, est doublement périlleux. D’abord, parce que les relations du favori avec les quatre autres membres du harem sont amenées à se dégrader, et à susciter des agressions ouvertes. Ensuite, parce que ce statut de favori peut générer une frustration, Paule ne voulant pas le moins du monde en faire son compagnon ou son mari. L’esclave sexuel préféré reste à ses yeux un esclave sexuel. Enfin, parce que le hasard a donné à Paule auprès de ses hommes une image de mante religieuse : quelques années plus tôt, elle avait fait son favori d’un beau mercenaire, nommé Cruz, qui avait pris sur Paule un certain aval. Il avait soudainement disparu, et bien que Paule ait affirmé que Cruz avait demandé à rejoindre Constantine et qu’elle l’y avait conduit en automobile, les autres, surpris que Cruz n’ait pas même trouvé le temps de leur dire au revoir, soupçonnèrent La Commandante de l’avoir assassiné. En fait, ils ont à moitié raison : Cruz est bien mort, mais d’un infarctus. Paule ne l’a pas assassiné. Seulement, le statut de ces hommes n’étant pas légal, et certains comme Cruz étant recherchés par la police, elle ne pouvait déclarer la mort de ce dernier aux autorités, et l’a enterré quelque part dans le désert. Au moment où commence ce récit, Paule affronte ponctuellement l’un de ses contremaîtres, Princek, un jeune homme d'origine polonaise qui défie ponctuellement son autorité, moins par véritable contestation que, parce qu’il souffre de crises d’épilepsie qui poussent à la fois les autres hommes et La Commandante elle-même à le traiter comme un être fragile. Émue par le sursaut d’orgueil de Princek et par sa virilité blessée, elle décide, à la grande surprise des autres contremaîtres, d’en faire son favori. Mais lors de leur première nuit d’amour, comme Paule exige toujours d’être à cheval sur son amant afin de rester en position dominante, Princek est pris d’une violente crise d’épilepsie que Paule, enfourchée sur lui, trouve d’abord intéressante sur le plan sensuel. Mais Princek étouffe et finit par mourir, terrassé par sa crise. Paule se retrouve donc avec un nouveau cadavre à aller enterrer dans le désert. Cette nouvelle disparition sème le doute et la peur parmi les quatre survivants, d’autant plus que Paule ne cherche même pas à expliquer la disparition de Princek. Déjà naturellement rivaux, ces hommes sont tiraillés entre des attitudes de plus en plus contrastées. Montero, un espagnol ombrageux, entend bien conquérir Paule Rymans et devenir son seigneur et maître. Les autres songent à s’enfuir, bien que la plus proche gare soit à une vingtaine de kilomètres à pied, soit sous la chaleur écrasante de la journée, soit dans le froid glaçant de la nuit. Paule Rymans sent le doute s’immiscer au sein de son harem d’hommes, ce qui l’emplit de mélancolie, car au-delà de sa propre inclination à la domination, la Commandante sait qu’à elle seule, sans la force et l’énergie de ses hommes, qu’elle tient par le pouvoir et par les sens, elle est incapable de faire tourner sa palmeraie. Au risque de précipiter sa chute, Paule estime nécessaire de se distraire, et de fuir la palmeraie durant quelques jours. Elle prend sa voiture, et remonte jusqu’à Constantine, histoire de se changer les idées. Le soir, elle traîne dans un night-club, celui-là même où elle avait rencontré Cruz, cinq ans plus tôt, alors poursuivi par la police. Elle croit alors y revivre la même scène, en tant que témoin, tandis qu’un mauvais garçon, accoudé au bar en compagnie d’une jeune prostituée venue avec lui, se retrouve soudainement encerclé par des policiers en arme venant de faire irruption. Le bandit sort alors son pistolet et tire sur les policiers. Une balle perdue frôle le front de Paule, tandis que les policiers finissent par abattre le voyou. Ils enlèvent le corps sans se préoccuper des blessés, ni même de la compagne du criminel. Celle-ci, une parisienne d’origine nommée Élisa, vient en aide à Paule, blessée, laquelle décide de l’héberger dans sa chambre d’hôtel, jusqu’au lendemain, pour le cas où la police la chercherait. Durant la nuit, Paule viole brutalement Élisa, et s’assure ainsi du tempérament passif et soumis de la jeune femme. Le lendemain, Paule décide de repartir à Mhraier en compagnie d'Élisa, afin d’offrir aux hommes de son harem une appréciable distraction qui les ramène à de meilleurs sentiments. Cela s’impose d’autant plus que durant l’absence de Paule, l’un des contremaîtres, le danois Soansen, a décidé de tenter la marche jusqu’à la gare pour fuir cette maison de fous. Ce départ sème la détresse parmi ceux qui restent, car Soansen étant bisexuel, il servait de pis-aller auprès des hommes délaissés par La Commandante. Bientôt, une rixe oppose Montero, qui veut prendre le commandement des autres, au polonais Wlazack, de tempérament anarchiste, et à l’ancien légionnaire allemand Bourer, secrètement amoureux de Soansen, et reprochant à Montero, volontiers homophobe, d’avoir provoqué le départ de Soansen. Paule revient à temps pour calmer ces trois hommes. La ravissante présence d’Élisa hypnotise vite Wlazack, Bourer se replie sur son chagrin et sur la maladie qui le dévore secrètement, tandis que Montéro brigue le statut de favori, que Paule Rymans lui accorde faute de mieux. Montero a compris assez vite que l’arrivée d’Élisa était en réalité, pour Paule, un affaiblissement de son pouvoir. La jeune prostituée est à la fois plus fraîche, plus disponible, et n’a pas le pouvoir de monnayer ses faveurs. Il tente donc de pousser Paule à se contenter d’être désormais la "patronne" est de faire de lui le "patron" de la palmeraie, laissant Élisa servir seule de repos du guerrier à Bourer, Wlazack et aux futurs contremaîtres qui remplaceront les morts ou les absents - bien que finalement, Soansen, épuisé, revient assez vite à la palmeraie et réintègre son poste dès le lendemain. Paule, se sachant sur le déclin, est assez tentée de céder à la proposition de Montero, bien que l'homme la hérisse rapidement par sa fatuité et sa virilité balourde et dominatrice. Le destin cependant va en décider autrement. Bourer, dont la raison bascule chaque jour davantage, tente à plusieurs reprises de tuer Montero, lequel, perdant patience, finit par saisir un couteau et tranche véritablement Bourer en morceaux jusqu’à barbouiller les murs de son sang. Cette fois-ci, il y a meurtre, et devant plusieurs témoins. Paule est obligée d’appeler la police, qui embarque Montero, lequel sera rapidement condamné à mort. Paule néanmoins goûte avec délectation le retour à une certaine normalité selon ses critères à elle. Elle redevient La Commandante, elle reste la souveraine de ses hommes. Certains sont morts, mais elle en recrutera d’autres. Et si Élisa la gêne, elle l’éliminera elle aussi, comme la reine Elizabeth Ière fit assassiner Marie Stuart… On ne sera pas étonné outre mesure que « La Commandante » se termine de manière aussi immorale que le fut l’ensemble du roman. Il n’empêche, ce huis-clos cauchemardesque en plein désert, ramenant tout au rapport de forces entre ratés orgueilleux, n’est pas dénué de charme pour les amateurs d’œuvres sulfureuses et insolentes. Il n’y manque en réalité que ce qui fait justement la richesse d’Henry Miller : une profondeur psychologique, un vertige métaphysique, quelque authentique maladie de l’âme derrière le désordre des émotions et des sentiments. Or, si dans « La Commandante » les différents personnages sont sans cesse ramenés à leur échec personnel, qui seul explique leur présence dans cette palmeraie isolée du monde, le degré de réflexion reste très primaire, très centré sur l’orgueil. René Sébille ne va pas assez loin dans sa propre logique "intimiste", et l’on s’en étonne d’autant plus que son roman est très court, et n’aurait pas souffert d’un développement plus abouti. Hélas, René Sébille a préféré en rester à un simple récit sado-masochiste âpre, plus profond qu’un thriller, mais pas assez pour être de la grande littérature, tout en étant trop noir, trop tourmenté, trop sanguinaire pour être un roman érotique dans les règles de l’art. Ni traumatisant, ni excitant, « La Commandante » apparaît surtout aujourd’hui comme le fantasme malsain et biscornu d’un écrivain finalement peu désireux de pousser jusqu’à une littérature extrême, et sans doute trop préoccupé – et inutilement, hélas pour lui - à se faire remarquer par un récit provocateur qui ne veut pas aller plus loin que la provocation.

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