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T. TRILBY - « Amoureuse Espérance » (1928)


La première moitié du XXème siècle fut, pour les femmes de lettres, une période faste, où on reconnaissait à la fois leur talent littéraire, mais aussi, ce qui était nouveau, leur positionnement idéologique, voire politique. Néanmoins, c’est à dessein que la postérité a surtout entretenu le souvenir des femmes incarnant le progrès social de leur condition, comme Colette, Simone de Beauvoir, Marguerite Duras ou, plus tardivement, Nathalie Sarraute. Pourtant, la littérature féminine fut d’abord principalement représentée par des femmes issu des milieux conservateurs (Gyp, Colette Yver, Myriam Harry, Delly – qui se révéla finalement être le pseudonyme commun d’un frère et une sœur, mais qui fut longtemps pris pour une plume féminine), ou même ouvertement légitimistes, comme Claude Silve ou surtout Thérèse de Marnyhac, laquelle écrivit principalement sous le pseudonyme de T. Trilby, un nom inspiré par un célèbre roman anglais à peu près inconnu de par chez nous, « Trilby » (1894) de George du Maurier, grand-père de la célèbre autrice Daphné du Maurier. Le "T." étant en fait l’initiale du prénom de l’autrice : Thérèse. Bien qu’en dépit de sa particule, la famille de Marnyhac n’ait pas d’origine noble, le père de Thérèse, Jacques Elie Edmond Armand de Marnyhac (qui se fit appeler par la suite Charles de Marnyhac) parvint à entretenir une confusion favorable en créant, à la fin du Second Empire, une entreprise de fabrication et de commerce de bronzes d’art qu’il nomma habilement « Maison Marnyhac & Cie ». Le terme "maison" désigne une entreprise familiale, mais aussi la branche d'une grande famille aristocratique. La jeune Thérèse grandit donc dans une famille qui tentait de se hisser parmi l’élite française, mais en passant par la porte du jardin, en quelque sorte. Elle reçut donc la meilleure éducation possible, épousa un riche industriel appelé à reprendre l’entreprise familiale, et se singularisa, durant sa jeunesse, par des actions de charité, tout en publiant, dès 1903, des mélodrames romantiques d’une étonnante désuétude, mais qui témoignaient déjà d’un certain talent narratif. Durant la Première Guerre Mondiale, Thérèse de Marnyhac attira l’attention en servant sur le front comme infirmière volontaire pour la Croix-Rouge, organisme dont elle resta toujours très proche. Alors déjà quadragénaire, rien ne l’obligeait à servir son pays de cette manière, ni pendant toute la durée du conflit. Ce « fait d'armes sans armes » accrut considérablement sa popularité. Après la guerre, de 1919 jusqu’à sa mort en 1962, son œuvre littéraire connut un immense succès dans les milieux légitimistes et conservateurs. Encore aujourd’hui, son œuvre y est toujours révérée, et ponctuellement rééditée par les Éditions du Triomphe, une maison d’édition très proche des milieux catholiques et nationalistes. Thérèse de Marnyhac nous a laissé plus d’une cinquantaine de romans relevant de deux genres littéraires : le mélodrame romantique, souvent destiné à un public de jeunes filles, puis, à partir de 1927, la littérature enfantine, principalement grâce à sa série des « Bouboule », personnage rondouillard et comique, qui connut quelques adaptations au cinéma avec le chanteur Georges Milton dans le rôle principal. T. Trilby est aujourd’hui volontiers cataloguée comme une autrice d’extrême-droite, ce qui est un peu réducteur même si ce n’est pas faux non plus. En fait, malgré une compromission historique avec l’éphémère mouvement des Croix-de-Feu, ordre martial militaire proto-fasciste, Thérèse de Marnyhac était avant tout une catholique et une monarchiste, dont la vision morale s’inspirait des valeurs traditionnelles de l’Ancien Régime, - y compris celle de ne jamais se livrer à un prosélytisme politique, puisque c'est un droit républicain, même quand ce prosélytisme se veut antirépublicain. Par conséquent, on ne trouvera pas à proprement parler, dans les romans de T. Trilby, de véritable propagande politique d’extrême-droite. Thérèse de Marnyhac ne combat pas les valeurs de la République, elle fait comme si elles n’existaient pas, comme si les révolutions de 1789, 1848 et 1870 n’étaient jamais arrivées. Il en résulte donc quelque chose d’un peu surréaliste, car, n’ayant aucun goût pour le roman historique, Thérèse de Marnyhac place dans le monde moderne des personnages dont les mentalités sont celles du XVIIème ou du XVIIIème siècle, et qui discutent de leur morale archaïque comme si c’était celle de tout le monde. Ce caractère totalement déconnecté du réel, qui ne convainc réellement que ceux qui ont ardemment envie d’être convaincus, n’est pas sans charme, même lorsque l’on n'y croit guère, tant finalement Thérèse de Marnyhac parvient à retrouver cette délicatesse naïve et frileuse, propre à Mme de Genlis ou à d’autres femmes de lettres de l’Ancien Régime, mais sous une forme littéraire plus actuelle, plus fluide, plus fertile en dialogues, en débats d’idées, et aussi, - avouons-le -, en comique involontaire.  En ce sens, « Amoureuse Espérance » (1928) est une bonne introduction à l’œuvre très particulière de Thérèse de Marnyhac, et on y retrouve rassemblés ses principaux thèmes et ses singulières bizarreries. L’action du roman se passe presque intégralement dans le petit bourg de Cancale, situé sur la côte opposée à Saint-Malo, au nord du massif armoricain. Aujourd’hui comme hier, c’est un gros village en bord de mer qui n’a jamais dépassé les 6000 habitants, et qui n’est même pas desservi par le chemin de fer. De nos jours, Cancale vit principalement d’ostréiculture, mais en 1928, c’était encore un port de pêche, où l’on avait coutume de partir vers l’île de Terre-Neuve, au Canada, afin d’y pêcher d’importantes quantités de morues, conservées dans la glace pendant le retour, et ramenées en Bretagne six mois plus tard pour y être revendues. Cette pêche lointaine et massive perdura pendant plusieurs siècles, jusqu’à la fin des années 90, où le gouvernement canadien proclama son interdiction, devant la menace d’extinction qui pesait sur la faune marine. C’était évidemment un dur métier, qui générait aussi des professions complémentaires, liées au commerce du poisson ou à la fabrication ou la réparation des bateaux de pêche, peu épargnés par ces grandes virées de 6000 kilomètres aller-retour. Dès lors qu’il naissait à Cancale, un jeune breton n’avait d’autre choix que de travailler dans cette industrie de pêche ancestrale, pénible, dangereuse, et finalement peu rémunératrice. Dix ans plus tôt, le jeune Yves Leguay, suite à la mort de son frère aîné, lors d’un naufrage de son navire, avait décidé qu’il ne vivrait pas et ne travaillerait pas à Cancale. Non pas qu’Yves ait une phobie de la mer, bien au contraire, mais il voulait voyager loin, dans les mers du sud, le long des côtes des pays exotiques, pour y vivre des aventures, combattre des pirates, enfin mener la grande vie, et s'enrichir, pourquoi pas ? Forcément, le jeune homme trouva dans sa famille une opposition frontale à ses projets d’aventure, et se disputa même gravement avec son père. Yves claqua donc la porte de la maison familiale et s’embarqua à Saint-Malo dans le premier navire en partance pour les mers du sud. Dix ans se passèrent, durant lesquels Yves devint mousse, matelot, bosco, puis finalement capitaine d’un navire colonial aux couleurs de la France. Au terme de cette dixième année, son père meurt, il en est averti par télégramme. Sachant désormais sa mère, Marie-Annick Leguay, dite "Manick", demeurant seule avec Pierre, son fils cadet, et Marie-Rose, sa petite-fille orpheline, Yves comprend, bon gré mal gré, qu’il lui faut revenir à Cancale, et y prendre la place vacante de chef de famille. C’est là son devoir, mais ça n’est nullement son envie, même si revoir sa mère après dix ans le bouleverse forcément, même si Pierre et Marie-Rose, qui n'étaient que des enfants quand il a quitté la maison, sont aujourd’hui de charmants jeunes gens. Pierre a d'ailleurs tenté de devenir "Terre-Neuva", c’est-à-dire pêcheur de morues en Terre-Neuve, mais sa première expédition a montré les limites de son organisme à supporter les rudes climats polaires de la région, et il en est revenu dans un préoccupant état d’hypothermie. Le médecin a bien précisé que Pierre ne devait plus reprendre la mer... C’est donc à Yves Leguay de devenir un soutien de famille, mais quelques jours à Cancale lui suffisent pour commencer à s’ennuyer, et pour ne rêver que de repartir à l'aventure. Il n’y a que l’adorable Marie-Rose, touchante et émue de voir son oncle si joliment mûri par sa vie trépidante, qui lui donne envie de rester. Manick s’en rend compte, et craignant elle aussi de voir son fils repartir, elle fomente un projet de mariage entre Yves et Marie-Rose. Oui, vous avez bien lu ! Il s’agit de marier un oncle avec sa nièce, et non, ça n’est pas de l’inceste, puisque nous sommes dans le monde magique de T. Trilby, où tout est possible tant que les intentions sont pures. Néanmoins, s'il est probable qu’il y ait eu ce type de mariages consanguins dans la Bretagne isolée du XVIIème siècle, il est fort douteux qu’en 1928, il y avait encore beaucoup d’oncles qui épousaient leurs nièces. En tout cas, ce projet de mariage ne choque personne dans le Cancale imaginaire de T. Trilby. Yves Leguay lui-même, peu enthousiaste, s’y résigne, y voyant là une sage décision qui ne pourra que lui rendre plus agréable sa retraite forcée à Cancale. Mais voilà que débarque soudain, dans ce petit bourg, Mona de Merval, une jeune et richissime bourgeoise parisienne, chaperonnée par sa mère, et venue s’installer en Bretagne sur le conseil de son médecin. La jeune fille souffre d’une maladie respiratoire chronique, dont on ne trouve ni l’origine, ni le remède, et que seuls soulagent de ponctuels changements d’air. Mona est une parisienne, c’est-à-dire forcément une personne frivole, bavarde, mondaine, que la maladie transforme en parasite social. Ayant les moyens de recevoir chez elle le voisinage, elle se prend d'une vive sympathie, très envahissante, pour Marie-Rose et Yves, et comme ce dernier, bourru et rétif aux mondanités, se montre un peu distant, elle jette son dévolu sur lui, et n’a aucun mal, par sa volubilité et son charisme, à le faire tomber amoureux d’elle, - par pure vanité, car se sachant condamnée à terme par sa maladie, Mona séduit pour le plaisir égoïste de séduire, et se moque éperdument de briser le mariage d’Yves et de Marie-Rose. Au bout de quelques mois, une nouvelle visite du médecin révèle que l’air breton est finalement néfaste aux poumons maladifs de Mona, et que la jeune fille doit partir d’urgence pour l’Italie. Il ne reste donc plus qu’à louer un bateau et son équipage, ce qui n’est pas compliqué, mais où donc trouver un capitaine acceptant de tout quitter pour l’Italie ?... Mais au fait, ce cher Yves, ne se dévouerait-il pas si on le lui propose avec un joli regard ?... Marie-Rose, sentant confusément dans son innocence virginale que Mona est une rivale, s’avoue avec un peu de honte qu’elle se réjouit plutôt de la voir partir. Mais hélas, une terrible lettre d'adieu l'attend sur sa table de nuit : son indigne fiancé d’oncle s'est embarqué avec Mona et sa mère pour une durée indéterminée, abandonnant ses proches à leur triste sort… Hélas, justement, en ce moment, le péril est grave, car voici que Cancale se trouve envahi de grévistes ! Dans le monde magique de T. Trilby, les grévistes ne sont pas des ouvriers qui se mobilisent pour exiger une augmentation ou une amélioration de leurs conditions de travail : ce sont juste des ivrognes fous furieux qui s’arrêtent de travailler sans raison, et qui ne sortent que la nuit, comme le font toujours les démons, afin de tout casser et de se battre avec les forces de l'Ordre. En réalité, les grévistes sont "instrumentalisés" par un « étranger », venu d’on ne sait où, cherchant à faire on ne sait quoi, et qui disparaîtra aussi rapidement qu’il est apparu... Mais, me direz-vous, non sans raison, n’est-ce pas tout de même un peu orienté politiquement, cette vision des grévistes ?... En fait, oui et non, car si on voit bien que l’autrice cherche à dénoncer le syndicalisme et/ou le communisme, Thérèse de Marnyhac ne nomme rien ni personne. Sa description des évènements relève presque de la littérature fantastique, comme s’il s’agissait de démons sortis de l’Enfer, auxquels on ne reproche vraiment que leur volonté de faire le Mal et de semer le Chaos. Toujours est-il que le jeune Pierre se sent contaminé par cette ambiance proprement démoniaque, et s’en va une nuit casser du gendarme avec ses amis. Hélas, les gendarmes, en ce temps reculé, ripostaient volontiers de leurs armes, et Pierre se retrouve grièvement blessé après un affrontement. Alors qu’on le ramène chez sa mère sur un brancard, cette dernière, le voyant inconscient et ensanglanté, ressent un brusque coup au coeur, et elle tombe raide morte d’un infarctus. Marie-Rose reste donc seule, les jours suivants, à veiller Pierre, lequel se remet lentement de ses blessures. Elle écrit d’interminables lettres à Yves, en Italie, qui ne lui répond pas, – et pour cause : ce volumineux courrier a été intercepté par la mère de Mona. Celle-ci, intriguée, a lu ces lettres, et compris qu’elles signifiaient qu’Yves doive revenir immédiatement à Cancale. Mais, égoïste, comme toutes les parisiennes, et jugeant que la présence d’Yves est bénéfique pour sa fille, elle lui dissimule ces lettres et le laisse dans l'ignorance de la mort de sa mère. C’est finalement la jeune Mona, moins mauvaise qu’on ne croit, qui, apprenant l’existence de ces lettres, va les lui donner, en le pressant de rentrer d'urgence à Cancale. Éperdu de douleur, Yves Leguay retrouve quelques semaines plus tard sa maison désertée, sa mère au cimetière, Pierre vivant dans un dortoir de l’ex-usine gréviste où il s'est finalement décidé à prendre un emploi, et enfin, Marie-Rose volontairement enfermée dans un couvent. Malgré les injonctions d'Yves, Marie-Rose refusera d’ôter le voile tant qu’elle ne manquera pas vraiment à Yves, tant qu’il ne sera pas suffisamment repentant pour renoncer à jamais à sa passion des voyages et des voyageuses, tant qu'il ne l'aimera pas au point de ne plus pouvoir vivre sans elle. Au final, Yves, vaincu, honteux, désormais soumis à cette jeune fille qui lui rend sans remords l’absence cruelle qu’il lui a si longtemps imposée lui-même, retrouve sa dignité, prend ses responsabilités et la demande officiellement en mariage à la mère supérieure du couvent. Evidemment, Marie-Rose accepte, et tout est bien qui finit bien ! « Amoureuse Espérance », on le voit, est donc un récit abracadabrant et larmoyant, un roman totalement incongru en plein milieu des Années Folles, et qui n’aurait eu certainement aucun intérêt s’il avait été écrit par un autre auteur. Mais Thérèse de Marnyhac, si elle n’évite ni les énormités, ni la niaiserie gluante, se montre une conteuse dynamique, prodigue en dialogues inspirés, grandement vivants et très cinématiques, et on se surprend à se passionner pour cette romance fleur bleue et complètement stupide.  C’est aussi un roman très féminin et qui possède le charme trouble et soupe-au-lait de sa féminité. Yves Leguay est d’ailleurs un archétype parfait de cet homme fantasmatique improbable que l’on trouve tant dans les romans féminins : ombrageux et inconstant, viril mais infantile, galant mais tricheur, qui ne dit jamais ce qu’il pense et qui ne fait jamais ce qu’il dit. C’est en réalité un personnage très féminin, de par son caractère bipolaire et imprévisible, et une véritable âme sœur pour une femme narcissique qui pouvait rêver de domestiquer ce bon sauvage qui lui ressemble tant. On regrettera surtout que le déni de T. Trilby, sur bien des réalités de la vie, aille jusqu’à une ridicule pudibonderie. Le sexe, la sensualité, la tendresse même, sont totalement absents de ce triangle amoureux cérébral, où il n’est question que de liens sacrés et d’enthousiasmes plus ou moins partagés, plus ou moins provoqués, que ce soit par orgueil, par fatuité ou par mysticisme. L’amour est ici un autisme sans issue qui se heurte au réel. On ne saura jamais ce que Marie-Rose et Yves ont pensé de leur nuit de noces, le mariage n’étant perçu que comme un statut familial mature, et un remède souverain à la solitude. Cela suffisait apparemment aux lectrices de l'époque.    

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