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THOMAS MAYNE-REID - « La Quarteronne » (1856)


Thomas Mayne-Reid fut incontestablement le maître absolu du roman d’aventures de la seconde moitié du XIXème siècle. Ce fils d’un pasteur presbytérien irlandais, lequel était bien décidé à faire de sa progéniture le digne continuateur de son apostolat, n’eut d’autres ressources, après de médiocres études, que de fuir l’Angleterre pour mener une jeunesse très aventureuse sur le continent américain, où il vécut entre 1840 et 1849, puisant dans cette existence mouvementée, et assez souvent nomade, de quoi alimenter les quelques 75 romans qu’il publia entre 1850 et 1883. D’excellente éducation et physiquement très séduisant, Mayne-Reid n’en eut pas moins énormément de mal à s’adapter au mode de vie américain, déjà basé sur les rapports de force et les ambitions conquérantes. Il fit de très nombreux petits boulots : coursier, commis, professeur de cours du soir, et surtout livreur de journaux. Sympathisant avec quelques journalistes, il parvint à faire publier quelques poèmes, quelques articles, et on lui confia même quelques interviews, dont une du grand écrivain américain Edgar Allan Poe, dont il resta, jusqu’à sa mort, un ami proche et un compagnon occasionnel de beuverie. Toutefois, cette existence bohême étant dangereusement précaire, Thomas Mayne-Reid profita de la guerre américano-mexicaine de 1846 pour s’engager comme volontaire. Soldat courageux, ambitionnant de faire carrière dans l’armée américaine, il monta rapidement en grade. Il était sous-lieutenant quand il participa à la célèbre bataille de Chapultepec, le 13 septembre 1947, où il fut gravement blessé à la cuisse et au genou. Cette blessure sembla beaucoup altérer Thomas Mayne-Reid, d’autant plus que les graves séquelles ne lui permettaient plus de poursuivre sa carrière militaire. Il semble avoir beaucoup espéré qu’on lui accorde, en récompense de son sacrifice, le grade de capitaine. Mais l’Amérique de ce temps-là honorait surtout les héros de guerre qui passaient entre les balles, et sa demande ne fut pas agréée. Par vengeance, il signa la plupart de ses romans sous le grade usurpé de Capitaine Mayne-Reid. Cette simple rancune prouve que cet aventurier, désormais à moitié handicapé, se réfugiait volontiers dans l’affabulation. Ses dernières années aux États-Unis sont par ailleurs sujettes à caution, l’auteur s’étant vanté de trop de voyages et de séjours en seulement deux ans et demi. Il est probable qu’il vécut en réalité de manière assez paisible, avant de retourner s’installer à Londres en 1850, et de coucher par écrit les aventures qu’il ne pouvait plus vivre. Sur la fin de sa vie, sa blessure de Chapultepec l’handicapa davantage, au point que ce passionné d’aventure ne put désormais se déplacer que péniblement, avec des béquilles. De ce fait, les romans de Mayne-Reid sont donc toujours empreints d’une profonde nostalgie et d’un désir frénétique de décrire, d’animer, les paysages qu’il a longtemps parcourus. Cela joue beaucoup dans l’intensité particulière de ses récits, laquelle a conféré à son œuvre une immense popularité. Une popularité qui s’appuyait aussi sur une mentalité résolument nouvelle et même incroyablement moderne. Car bien qu’il ait participé à une guerre coloniale, Thomas Mayne-Reid avait ceci de particulier qu’il était résolument anticolonial, et se réclamait un vigoureux adversaire du racisme et de l’esclavage. Dans les années 1850, ce n’était pas si courant, ni très apprécié. Thomas Mayne-Reid exigeait d’ailleurs d’avoir un droit de regard total sur les traductions que l’on faisait de ses œuvres, redoutant – non sans raison – que l’on censure ou que l’on déforme ses propos humanistes, particulièrement dans des pays qui se livraient à la colonisation. Il se méfia longtemps de la France, et ce n’est qu’à partir de 1858, qu’il accepta de confier ses traductions aux éditions Hachette, d’abord traduites par Louis Sténio, alias Louis de Viel-Castel, diplomate et historien, descendant de Mirabeau, puis à Henriette Loreau, célèbre femme de lettres anglophile, qui fut parmi les premières à traduire et à faire connaître Charles Dickens et Charlotte Brontë en France. Inutile de dire qu’en dehors des éditions Hachette et de ces deux traducteurs, ce n’est même pas la peine d’ouvrir un livre signé par Mayne-Reid. En effet, après la mort de l’écrivain en 1883, il y eut en France une telle débauche de traductions fantaisistes bâclées, censurées, partiellement réécrites, que des 44 romans originels de Mayne-Reid qui furent traduits en français, on tira 170 ouvrages, soit plus du double de ce que Thomas Mayne-Reid a réellement écrit de son vivant. L’un de ses romans donna même naissance à 8 traductions différentes, tandis que d'autres « compilaient » des fragments de plusieurs romans pour n’en faire qu’un seul. Ce massacre éditorial, qui visait sans doute à exploiter la célébrité du nom, mais aussi très probablement à avilir un Britannique un peu trop donneur de leçons, a sans doute beaucoup joué dans la désaffection progressive que connût l’œuvre de Mayne-Reid au XXème siècle. « La Quarteronne » (1856) est cependant un roman qui mérite d’être lu pour découvrir le véritable Mayne-Reid. D’abord parce que c’est un roman de jeunesse, où l’auteur se met lui-même en scène comme narrateur, et s'inspire d’authentiques souvenirs de sa vie en Louisiane. Ensuite, c’est véritablement le premier roman où Thomas Mayne-Reid dénonce l’esclavagisme américain, et il est probablement à ce moment-là le premier écrivain au monde à le faire sous une forme romanesque et accessible à tous. Enfin, c’est aussi le tout premier roman de Mayne-Reid qui fut traduit en français, dès 1858, par les éditions Hachette. À noter que ce roman eut un tel succès qu’un auteur de théâtre américain, Dion Boucicaut, voulut l’adapter au théâtre, mais comme on l’a compris, Thomas Mayne-Reid était plutôt un homme de caractère, et il refusa catégoriquement que l'on fasse une pièce de son roman. Aussi, Dion Boucicaut en tira un plagiat à peine voilé, « The Octoroon », dont seule la fin tragique diffère du roman, vu l’impossibilité en ce temps-là de montrer en public, et de manière exemplaire, un couple marié interracial. « La Quarteronne » surprend déjà par son titre, traduction littérale d’un terme qui n’a que rarement été utilisé en France, du fait qu’il n’y a jamais eu d’esclavage en métropole. Alors qu’un(e) métis(se) est le produit d’un parent à la peau blanche, et d’un parent à la peau noire, le quarteron (ou la quarteronne) est le produit d’un parent à la peau blanche et d’un parent métis. C’est le cas, par exemple, de l’actuelle duchesse de Sussex, l’ex-comédienne américaine Meghan Markle. Tout comme les métis, les quarterons ne pouvaient naître, dans l’Amérique esclavagiste, que d’une esclave de couleur et d’un maître blanc, mais évidemment depuis l’abolition de l’esclavage, le terme ne concerne plus cet unique - et odieux - cas de figure. En Amérique, les quarteronnes étaient, au XIXème siècle, des objets de fantasmes, en partie parce que le cocktail ¾ blanc, ¼ noir apparaissait, assez sottement, comme les proportions idéales d’une beauté exotique; en partie aussi parce qu’elles n’en étaient pas moins des esclaves soumises, et plus particulièrement, des esclaves sexuelles fort recherchées, dont le prix de vente était assez élevé. Si Thomas Mayne-Reid se jette un peu à pieds joints dans ce fantasme abject, il a au moins le mérite de le faire dans un contexte romantique, et dans la perspective de faire de la quarteronne de son roman une femme libre et affranchie, et non plus une esclave. L’alter égo de l’auteur se nomme ici Édouard, son nom de famille ne sera jamais prononcé, comme pour mieux faire comprendre que c’est celui de l’écrivain. Édouard est un étudiant anglais venu chercher aventure et fortune à la Nouvelle-Orléans, et qui découvre, avec énormément d’enthousiasme, cette ville sublime. Alors qu’il monte sur un Steambot Natchez, l’un de ces célèbres bateaux-vapeur qui voguent sur le Mississipi, il remarque une fort jolie passagère, jeune blonde aux yeux bleus, dont il ne tarde pas à apprendre qu’elle se nomme Eugénie Besançon, et que c’est la fille récemment orpheline d’un des plus gros propriétaires de Louisiane. Les Steambots ne sont pas encore une attraction touristique, et ne servent alors que de transports en commun, tout le long des méandres du fleuve, entre La Nouvelle-Orléans et Bâton-Rouge. L’ambiance y est décontractée, et les navigateurs s’amusent parfois à faire la course entre eux, en poussant la vapeur à fond. C’est ce qui se produit ce jour-là, mais le navigateur pousse trop loin les capacités de sa machine, celle-ci explose en une boule de feu, laquelle incendie le navire en quelques minutes. Il y a des morts, des blessés graves, mais Édouard n’est que légèrement brûlé. Il aperçoit alors Eugénie qui s’est jetée à l’eau et tente péniblement de gagner la rive du fleuve à la nage. Il aperçoit aussi un jeune homme resté sur le bateau en feu, qui observe Eugénie de loin, puis sort un pistolet, et vise sciemment la jeune nageuse sciemment. Édouard tente de le désarmer, mais l’adversaire est vigoureux. Profitant d’un avantage dans la lutte, Édouard saute à l’eau et se lance à la poursuite d’Eugénie, pour l’avertir du danger. Les deux jeunes gens parviennent en même temps sur la rive, mais physiquement épuisé, Édouard perd connaissance.   Il se réveille deux jours plus tard dans le lit confortable de la propriété Besançon. Il n’en a pas moins déliré durant deux jours, et dans une demi-conscience, il a aperçu une figure d’ange, celle d’une jeune femme brune à la peau mate, qui lui passait un gant humide sur le front. Eugénie Besançon a tenu elle-même à faire soigner son sauveteur dans sa maison et à l'héberger aussi longtemps que nécessaire, et elle ne tarde pas à en tomber amoureuse. Mais Édouard, lui, ne cesse de penser à cette figure brune aperçue comme dans un rêve… Il finit par découvrir qu’il s’agit de la demoiselle de compagnie d’Eugénie, une jeune esclave quarteronne prénommée Aurore. Alors qu’il entame une longue convalescence, Édouard se sent par conséquent tiraillé par son amour chaque jour plus intense pour Aurore, et tristement gêné par celui que lui voue Eugénie, laquelle, évidemment, ne s’imagine pas un seul instant qu’il puisse lui préférer son esclave. Eugénie, par ailleurs, a d’autres soucis : aux yeux de la loi, elle est encore mineure, et sa colossale fortune est gérée par l’avocat véreux de son défunt père, le sinistre Dominique Gayarre (probable retranscription phonétique du nom Gaillard). L’avocat veut épouser Eugénie, afin de pouvoir mettre la main sur sa fortune, mais comme celle-ci se refuse, il lui fait faire de mauvais placements, et ruine la jeune fille en quelques semaines. Eugénie se retrouve obligée de vendre tous ses biens pour payer ses dettes, tous ses biens, dont… Aurore, la quarteronne. Un temps, Édouard espère pouvoir racheter la jeune femme pour l’affranchir en l’épousant, mais Dominique Gayarre la remporte aux enchères, car il souhaite en faire son esclave intime et personnelle. Eugénie, qui a compris et qui accepte douloureusement l’amour d’Édouard pour Aurore, va l’aider à enlever la quarteronne, et à s’enfuir avec elle…L’intrigue, on le voit, est un peu farfelue, mais pour dire vrai, elle sert surtout de prétexte à une démarche littéraire qui préfigure, avec plus demi-siècle d’avance, le travail sur la mémoire que fera Marcel Proust. Le narrateur, en effet, raconte moins son intrigue amoureuse, assez plate du fait que les sentiments sont immédiatement réciproques et partagés, qu’il n’analyse et ne dissèque chacune de ses impressions et de ses sentiments, non sans tomber assez souvent, comme le fera plus tard Marcel Proust, dans un narcissisme exacerbé parfaitement immature, mais assumant pleinement son immaturité. La Louisiane de Mayne-Reid est un peu ici la madeleine de Proust, elle est l’incarnation du passé, de la jeunesse insouciante, symbolisée par une nature foisonnante, colorée, dont l’auteur se complait, à plusieurs reprises, à la décrire en de vraies notices de biologie, qui tombent assez souvent, comme un cheveu sur la soupe, alors que l’on nage en plein mélodrame interracial. Cet éparpillement témoigne d’un écrivain entier, qui nous livre un roman qui se voudrait à lui seul la somme compacte de plusieurs livres : un récit d’amour, un pamphlet politique (libertaire), une dénonciation réaliste et détaillée de l’esclavage, un guide touristique de la Nouvelle-Orléans, un précis de botanique appliquée, et donc, principalement, une analyse psychologique, pré-proustienne et post-symboliste, des souvenirs, des émotions de l’extrême jeunesse, voire des premiers émois érotiques, tout cela emballé avec un nombrilisme candide mais quelque peu agaçant, à plusieurs reprises. Si l’on ajoute à cela l’inévitable héritage littéraire britannique, c’est-à-dire une certaine pesanteur de style, volontiers méditatif et contemplatif, on arrive à un pudding d’une exceptionnelle densité, riches de parfums et de goûts contrastés, mais qui, à l’instar d’un véritable pudding, est tout de même un peu dur à digérer. Reste que la principale qualité de ce roman, c’est à la fois sa très grande sincérité et la richesse maladroite mais brillante de ce que l’on peut qualifier comme un véritable hymne à la jeunesse. Car comme le fit Thomas Mayne-Reid lui-même en arrivant à la Nouvelle-Orléans, Édouard s’éveille à l’âge adulte dans un endroit qui est paradisiaque, car immense et magnifique en tous points, mais aussi infernal, car l’esclavage y est une pratique cruelle et révoltante, et la corruption des adultes est une atroce douche froide pour un jeune homme naïf et curieux de découvrir le monde. En réalité, Édouard découvre surtout ce qui se passe en lui alors qu'il se trouve confronté à des expériences inévitables de l'âge adulte : l’amour, la sexualité, l'amitié, l’humanité profonde des humbles, la crasse morale des classes dominantes, la corruption des adultes, le pouvoir de l’argent, la rigueur imbécile des conservatismes, et une sorte de communautarisme franc entre les membres d’une nouvelle génération qui espère changer le monde – et qui, d’une certaine manière, y parviendra. C’est avant tout le roman d’une adolescence exaltée, qui se découvre à la fois passionnée et révoltée; et dans les nombreuses émotions bipolaires qui en jaillissent et se télescopent dans les aventures contrastées du jeune Édouard, chaque lecteur reconnaîtra avec joie – et peut-être un peu de honte - tout ou partie de ses rêves de jeunesse ou de ses colères saines. Les défauts mêmes de cette œuvre sont tous simplement ceux de l’adolescence, lorsqu’elle se retrouve tiraillée jusqu’au ridicule entre la soudaine prise de conscience des grandes causes morales, et l’attendrissement égoïste et niaiseux envers son propre kaléidoscope intérieur d’émotions intimes, naïves ou lubriques. Et ce n’est pas le moindre des mérites de Thomas Mayne-Reid d’avoir su, à 38 ans, coucher sur le papier le Mayne-Reid de 22 ans qu’il a été à son arrivée en Louisiane, et de le décrire ici tel quel, sans le recul ironique de l’homme expérimenté ou désillusionné. Comme si le jeune Édouard était aussi immanent que les eaux du Mississipi ou la beauté des quarteronnes, Mayne-Reid en fait un être abstrait, cristallisé en un lieu déterminé, à un âge précis, et à un moment figé de son éveil à la vie d’adulte, comme pour nous rappeler que notre jeunesse ne meurt pas, qu’elle ne se fane jamais tout à fait, si on prend la précaution de l’entretenir par le souvenir de chaque instant précieux, de chaque rêverie candide, de chaque chagrin excessif.  Par-delà donc son rattachement au roman d’aventures, genre littéraire juvénile s’il en est, « La Quarteronne » se veut donc le contraire absolu d’un roman initiatique : c’est au contraire un vibrant éloge à la puérilité, volontairement écrit dans un académisme puéril, puisque l’académisme n’est rien d’autre, au fond, qu’un idéal de jeunesse.  

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