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VICTOR CHERBULIEZ - « La Revanche de Joseph Noirel » (1872)




Lire un roman de Victor Cherbuliez, ce n'est pas se plonger seulement dans l'une des plumes les plus raffinées et les plus intelligentes de la langue française, c'est avant tout prendre une immense leçon de littérature. Car Victor Cherbuliez est un de nos plus mésestimés génies littéraires, qui a poussé très loin l'art de la narration, la richesse de la thématique, le réalisme des situations, l'acuité des psychologies, et se montre un chirurgien délicat de l'âme humaine. Ses portraits de femmes, à la fois réalistes et symbolistes, font délicatement la part entre la candeur de leur âme et la détermination féroce de leur nombrilisme. Il y a chez Victor Cherbuliez une connaissance aiguë de l'âme féminine que l'on sent acquise dans la souffrance. Victor Cherbuliez aime les femmes, c'est la raison pour laquelle il ne leur laisse rien passer. Il est aussi l'un des rares écrivains à longuement décrire la souffrance amoureuse masculine, qu'il teinte souvent d'un fétichisme qui en prolonge l'addiction (ici une mèche de cheveux dans un médaillon, dans « Le Secret du Précepteur », c'est une chaussure et un tableau volés). L'objet évocateur de la femme symbolise ainsi l'impossibilité d'oublier un amour enfui ou non partagé, la mortification quotidienne d'un chagrin indépassable qui mène fatalement à l'avilissement de soi, au suicide et au crime. Néanmoins, nulle fascination dans cette expression récurrente du fétichisme : il ne s'agit pas ici d'une fantaisie libidineuse mais d'un souvenir dérisoire qui réveille les douleurs et le manque d'une personne essentielle. C'est, d'une certaine façon, un symbole de mort ou plus exactement d'inaptitude à vivre.

« La Revanche de Joseph Noirel » est l'un des rares romans de Victor Cherbuliez qui repose sur une intrigue policière. Tout commence à Genève, au sein d'une famille de brocanteurs dont les précieuses et rares antiquités ont acquis suffisamment de renommée pour que l'entreprise familiale ait tissé une colossale fortune. M. Mirion est l'archétype de l'artisan embourgeoisé. Homme cordial et habile en affaires, mais à la vue courte sur bien d'autres domaines. Satisfait de son sort, il a le malheur d'être marié à Mme Mirion, épouvantable marâtre à laquelle l'enrichissement de son mari a tourné la tête. Obsédée par la reconnaissance sociale, dévote par intérêt, intrigante, commère, manipulatrice, Mme Mirion représente l'archétype de la bourgeoisie détestable qui s'est fraîchement élevée dans l'échelle sociale, et déploie un zèle insolent à traiter avec mépris et condescendance les prolétaires, les ouvriers et les bourgeois plus modestes, par honte de ne pas être au fond plus haut que tous ces gens-là. Démissionnaire en son foyer, M. Mirion s'abstrait volontiers de tout ce que peut dire et faire sa femme...

Contre toute attente, ce couple mal dégrossi a eu une fille adorable, Marguerite, blondinette évaporée, amoureuse de la nature, des vieux meubles de son père, ayant grandi dans la sécurité financière de son père et la tête embrouillée des idées élitistes de sa mère. Mais parce que son enfance est insouciante et paradisiaque, Marguerite est avant tout une petite adolescente joyeuse, qui aime tout le monde, ne juge personne et, en dépit de ses 17 ans, ne songe pas encore à l'amour.

Le cercle de famille vit avec deux des soeurs de Mme Mirion, rustaudes profiteuses, mais effacées et discrètes, et accueille également en visites quotidiennes le frère de M. Mirion, l'oncle Benjamin, vieux baroudeur ayant conservé des goûts simples, et posant en permanence sur son frère et sa belle-soeur un regard goguenard.

Un jour, le magasin de M. Mirion reçoit la visite d'un ombrageux personnage, venu examiner le stock avec l'air bourru d'un homme qui s'attend à se faire escroquer. Après avoir écouté d'un air dubitatif les arguments commerciaux, l'homme s'apprête à quitter la boutique quand soudain Marguerite y entre, avec un panier de fleurs à la main. Le client est alors saisi par la beauté et la candeur de la jeune fille et revenant sur ses pas, il se montre soudain plus sympathique envers M. Mirion, et se présente même à lui : il est le comte d'Ornis, propriétaire d'un château ancestral. Tout auréolé de son prestige d'aristocrate, il n'a aucun mal à séduire le couple Mirion, et à s'introduire dans leur intimité. Lorsqu'au bout de quelques semaines, il se sent en confiance au milieu de ces gens qu'au fond il méprise, il leur fait une demande en mariage officielle car il souhaite épouser Marguerite, en dépit de la différence d'âge (le comte d'Ornis est quinquagénaire, et Marguerite n'a que 17 ans).

M. Mirion demande à réfléchir, car la décision est cruciale. Mme Mirion, elle, ne se sent plus d'enthousiasme à l'idée que sa fille devienne une comtesse. Quant à Marguerite elle-même, elle n'a jamais songé à se marier, et s'en remet à ses parents, ignorante de ce que doivent faire exactement des gens qui se marient.

Tempérant l'enthousiasme de sa femme, M. Mirion exige qu'une enquête soit faite au sujet de cet homme, qui après tout prétend être un châtelain du sud de la France mais ne peut le prouver. M. Mirion fait alors appel à la personne en laquelle il a le plus volontiers confiance, son ouvrier personnel, l'ébéniste Joseph Noirel.

Le statut de Joseph Noirel est particulier au sein de l'entreprise de M. Mirion. Ce dernier a recueilli Joseph enfant, alors qu'il était un orphelin rejeté par tout le monde, dormant dans les rues ou à l'assistance publique. Se prenant de sympathie pour ce pauvre abandonné, M. Mirion l'a officiellement adopté, et lui a appris tout ce qu'il savait concernant les métiers du bois. Après lui avoir fait suivre le cycle scolaire, lui apprenant à lire, à écrire et à compter - ce qui en ce temps-là est encore un privilège pour un artisan -, M. Mirion a fait de Joseph un ébéniste restaurateur, domaine dans lequel l'enfant, devenu aujourd'hui jeune homme, a développé des dons exceptionnels, qui ne sont pas pour rien dans la qualité des meubles vendus par son employeur. Assimilant volontiers sa réussite à celle de son artisan, M. Mirion a une confiance aveugle en Joseph Noirel. Il a relativement tort, car Joseph est devenu un jeune homme tourmenté qui cache un terrible secret.

Joseph, en effet, a grandi dans le voisinage très proche des Mirion, et donc en compagnie de Marguerite, qui est de son âge, et il en est tombé amoureux depuis déjà longtemps, sans espoir toutefois de jamais l'épouser du fait de leur différence de classe sociale. Mais c'est une chose que de se résigner dans l'expectative d'une future union, c'en est une autre que de digérer le mariage de cette jeune beauté avec un vieil aristocrate qui va l'emmener bien loin de Genève. Joseph Noirel a non seulement le moral six pieds sous terre, mais il se retrouve missionné par son employeur pour aller enquêter sur le rival qui doit épouser la jeune fille qu'il aime.

Néanmoins, comme Joseph Noirel est un jeune homme honnête, et parce qu'il espère secrètement apprendre que le comte d'Ornis n'est qu'un fumiste, il accepte de partir en voyage dans le Périgord, pour le compte de son employeur... Hélas, il y apprend vite que Roger d'Ornis est bel et bien le châtelain local, qu'il y jouit d'une excellente réputation, même si l'homme passe pour ombrageux et peu liant. Néanmoins, en discutant avec les villageois, il apprend que Roger d'Ornis a été impliqué il y a quelques années dans le meurtre d'un de ses proches amis, dont il a été prouvé néanmoins qu'il a été commis par un vagabond que l'on a pendu rapidement après un procès de pure forme.

Joseph Noirel retourne donc à Genève faire son rapport à la famille Mirion. Inquiets surtout que le prétendant soit un menteur, les Mirion sont soulagés de ce que Joseph leur apprend, mais quand celui-ci aborde les rumeurs du crime, il se fait rabrouer. Demandant à communiquer son rapport à Marguerite elle-même, il se fait proprement éjecter de la maison, la famille craignant qu'il n'effraie la jeune fille avec des ragots stupides.

Alors que le mariage tant désiré se prépare, Joseph Noirel sombre dans une noire dépression. Il ne parvient pas à renoncer à son amour pour Marguerite, et sous l'influence de camarades ouvriers, s'abîme dans des lectures socialistes, révolutionnaires et anarchistes. Il y défoule sa haine des nantis et des aristocrates, et prend de la distance avec la famille Mirion. Mais croisant Marguerite quelques mois plus tard, de passage à Genève après s'être installée à Ornis, il la surprend, isolée dans le jardin, en train de pleurer. Comme Joseph lui propose son aide, Marguerite lui confie son secret : outre qu'elle s'ennuie à mourir dans ce château austère où le comte n'aime recevoir personne en dehors de sa mère, toute aussi morose que lui, son mari s'obstine à fuir tous les plaisirs de la vie, au point même de lui avoir imposé dès le départ de faire chambres à part. Il n'a cueilli cette fille fleur que pour en faire l'unique ornement de sa demeure en pierres noires. La jeune femme y dépérit, et passe des journées au grenier à fouiller les antiquités de la famille d'Ornis. C'est là qu'elle surprit un jour une conversation secrète du comte d'Ornis avec un brocanteur qui le fait chanter, ayant apparemment chez lui un document qui prouve que c'est bien le comte d'Ornis qui a assassiné son ami, et non le vagabond qui a été condamné à sa place.

Après avoir écouté son histoire, Joseph Noirel lui propose de redescendre secrètement avec elle sur Ornis. Il s'y fera embaucher comme ébéniste au service de ce brocanteur et subtilisera ce document compromettant. Joseph espère bien pouvoir remettre ce document à la police, afin de faire exécuter le comte. Une fois veuve, il espère qu'elle voudra bien l'épouser. Mais Marguerite, qui ne regarde Joseph que comme un domestique, ne souhaite récupérer le document que pour le détruire, s'imaginant que le comte d‘Ornis sera un mari plus tendre et plus attentionné une fois qu'il sera délivré de la peur d'être arrêté. En dépit de cette divergence de vues dont ils ne se doutent pas, Joseph et Marguerite vont tendre un piège qui, de par leurs naïvetés respectives, va rapidement se refermer sur eux, et dont ils ne sortiront pas vivants…

« La Revanche de Joseph Noirel », s'il n'est pas exempt de certains archaïsmes, surprend encore aujourd'hui par cette forme très moderne de "thriller", car le récit, principalement centré sur la perception des évènements par la très candide Marguerite, est une longue descente aux Enfers articulée sur une logique des évènements parfaitement irréprochable. Victor Cherbuliez, fervent républicain mais qui se défie de tous les fanatismes, montre ici deux jeunes gens dont les émotions débridées se heurtent aux cynismes et à la fatuité de leurs parents et de leurs entourages. Tout l'art de Cherbuliez est d'éviter tout manichéisme moral au profit d'un réalisme âpre, qui montre avec quelle facilité il est aisé de se heurter lorsque l'on est incapable de se comprendre. Les deux jeunes gens eux-mêmes ne comprennent pas que ce qui les sépare à jamais, c'est d'être chacun trop semblables, au fond d'eux-mêmes, aux modèles sociaux dont ils entendent pourtant se désolidariser. Faire le mal en voulant faire le bien, passer pour des traîtres aux yeux de ceux qu'ils veulent aider ou dont ils espèrent le soutien, c'est la révélation terrible de l'inanité de toutes les valeurs qu'on leur a enseigné, et sans lesquelles ils ne sont rien. Pour Cherbuliez, tout le mal réside dans cette obsession intergénérationnelle de l'intrigue, des manoeuvres occultes, chargées de défiance et d'hypocrisie, dont au final chacun se rend coupable pour parvenir à ses fins. Derrière ce "thriller" avant l'heure, se cache la condamnation par l'exemple de l'indignité des comportements. Seul personnage trouvant grâce aux yeux de l'auteur, l'oncle Benjamin, bourgeois désabusé par ses voyages, dupe de rien ni de personne, demeure l'oeil de Caïn qui, dans la scène finale, surprend le prestigieux comte d'Ornis, fouillant maladivement le cadavre de sa jeune épouse, à la recherche du papier qu'elle lui a pourtant écrit avoir brûlé par amour pour lui. A son tour surpris en plein pillage de cadavre, comme le vagabond qu'il avait laissé condamner à sa place, le comte d'Ornis subit à nouveau l'humiliation méritée d'un témoin qui assiste à l'expression de son indignité, et celui-là ne négociera pas son silence…

Fable cruelle, mais d'une remarquable vérité, « La Revanche de Joseph Noirel » est un chef d'oeuvre à compter parmi les plus grands romans de Victor Cherbuliez, et sans doute l'un des livres les plus âpres, les plus impitoyablement accusateurs de la Belle-Époque.


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