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YVES DARTOIS - « Le Démon des Bateaux sans Vie » (1927)


Le mythe du bateau fantôme est l’une des croyances fantastiques qui a le plus marqué l’imaginaire populaire mondial, de 1872 jusqu’à la moitié du XXème siècle. Cela se basait pourtant sur des faits réels, des navires que l’on retrouvait voguant au gré des courants et dont tout l’équipage avait mystérieusement disparu. Généralement, il s’agissait d’une attaque de pirates ou tout bonnement d’une trombe marine, une sorte de typhon d’eau qui pouvait balayer brusquement le pont d’un navire et expédier tous les marins à une centaine de mètres du navire, où leur noyade était inévitable. Pendant longtemps, on ne se préoccupa guère de ces histoires, les dangers de la navigation, en ce temps-là, étant innombrables et souvent inconnus. Mais à la fin de l’année 1872, toute l"Amérique se passionna pour l’affaire de la « Mary Celeste », goélette américaine retrouvée errante au large des Açores depuis au moins 9 jours, dont l’équipage avait totalement disparu, mais dont l’assez bon état du gréement témoignait de l’absence du passage d’une trombe. La goélette ne semblait pas avoir été non plus victime de piraterie, puisque rien n’a été subtilisé, mis à part les instruments de navigation, ainsi qu’une chaloupe. Le « Mary Celeste » transportait une cargaison d’alcool dénaturé qui eut pu facilement se revendre, mais qui était restée sur place, presque intacte. De même, le capitaine possédant de nombreux objets précieux, dont un magnifique sabre ouvragé, des pirates s’en seraient certainement emparés. Or, tous ces objets se trouvaient toujours dans la cabine du capitaine. Il devint à peu près certain que la majeure partie de l’équipage avait fui dans la chaloupe manquante, et que c’était pour s’orienter sur les flots que le capitaine avait emmené avec lui des instruments de navigation. Seulement, pour quelle raison, vu que, si le navire avait l’air de s’être pris quelques grains, rien ne semblait annoncer la perspective d'un naufrage ? D’autres éléments de cette affaire firent volontiers travailler les imaginations : on remarqua d’inexplicables coups de haches à certains endroits du navire, la cale était légèrement inondée, l’un des barils d’alcool semblait avoir une petite fuite, et l’on prit à tort de vieilles traces de rouille pour du sang séché. Le mystère ne fut jamais résolu, et inspira quantité de livres et de films dans le monde anglo-saxon. En 1894, l’écrivain britannique Conan Doyle en tira une nouvelle policière très réaliste, publiée dans un journal anglais, qui fut prise pour un article parfaitement sérieux sur la question, au point que l’auteur dut avouer plus tard, dans ce même journal, qu’il ne s’agissait que d’une œuvre de pure fiction. Hélas, le mal était fait : une grande partie des éléments imaginés par Conan Doyle, y compris la francisation du nom du navire en « Marie Céleste », se sont retrouvés inextricablement mêlés aux faits avérés, au point que la Justice américaine elle-même ne s’y retrouva plus. D’innombrables livres, proposant des théories plus ou moins fumeuses, furent publiés, dont un grand nombre qui étaient censés reposer sur le témoignage d'un dernier survivant de la « Mary Celeste », alors qu'il n'y en eut aucun. Cette débauche de suppositions ne fit que rajouter de la confusion au mystère, en ôtant toute chance de ne jamais le résoudre. Il est à noter cependant que même si l’énigme du « Mary Celeste » n’a pas été résolue, et ne le sera probablement jamais, un célèbre chimiste anglais, Andrea Sella, a réalisé en 2006 une expérience qui a de bonnes chances de refléter une partie de ce qui est arrivé. Selon les codes de la marine, la seule raison pour laquelle le capitaine de la « Mary Celeste » pouvait avoir abandonné son navire, ce serait pour fuir un danger dévastateur et imminent. La cause d’un tel danger ne pouvait être un naufrage, car le navire n’aurait certes pas été abandonné avant d’avoir coulé (et ces goélettes en bois ne coulaient pas aussi vite que nos yachts modernes). Il est donc très probable que le capitaine redoutait un péril lié à sa cargaison d’alcool dénaturé, car une explosion ou un incendie aurait pu volatiliser le bateau en quelques minutes sans que l’équipage n’ait le temps de fuir. Seulement, comme on l'a vu, les barils retrouvés dans la cale du « Mary Celeste » ne présentaient aucune altération, aucune trace d’explosion ou de brûlure, il n’y avait ni cendres ni suies. On avait donc rejeté cette possibilité d’une explosion, et à plus forte raison d’un incendie, puisque rien n’était carbonisé. Andrea Sella a prouvé, en reconstituant la cale de la « Mary Celeste », et en remplaçant l’alcool des barils par du butane, puis en l’enflammant, qu’il pouvait obtenir une explosion massive de type onde de choc, brève mais intense, avec une très importante déflagration et un effet boule de feu impressionnant, sans qu’aucune trace de brûlure ou de carbonisation n’apparaisse dans la pièce ou sur les objets qui s’y trouvent. Il est donc extrêmement probable qu’une telle explosion ait eu lieu dans la cale du « Mary Celeste », créant une véritable panique parmi l’équipage, lequel se jeta dans la chaloupe, persuadé que le feu allait incendier la goélette en quelques minutes. Pour peu que la mer ait été mauvaise, la chaloupe aura été rapidement prise dans une tempête, et aura coulé sans même que l’équipage ne réalise que la « Mary Celeste » ne brûlait pas. Encore une fois, c’est la théorie la plus probable, qu’aucun argument ne peut invalider, mais, bien évidemment, on ne peut tirer aucune certitude que les choses se soient bien passées ainsi, faute de disposer encore, 150 ans plus tard, des restes du navire que l'on pourrait analyser. L’énigme de la « Mary Celeste » a passionné le monde pendant presque un siècle. Pourtant, en France, on s’est bien moins intéressé à ce mystère. Aucun film ne fut tourné sur ce thème, mais en revanche, la télévision a adapté à deux reprises le mythe de la « Mary Celeste » : une première fois en 1956, dans une fiction franchouillarde et à petit budget, « Le Mystère de la Mary Celeste », qui compte parmi les tout premiers téléfilms français, et la seconde fois en 1973, via un autre téléfilm tourné en extérieur, et véritablement passionnant, « Enquête Posthume sur un Vaisseau Fantôme », qui ne fut finalement jamais diffusé pour cause de changement de personnel, vu que la dissolution de l’ORTF était en cours, - mais que l’on peut découvrir avec bonheur sur la plateforme « Madelen » de l’INA. En littérature, jusqu’à une date extrêmement récente, l'affaire du « Mary Celeste » n’a inspiré qu’un seul auteur, Yves Dartois, qui en a tiré son premier roman, « Le Démon des Bateaux sans Vie » (1927), et qui l'a ensuite réécrit dans une version expurgée et simplifiée pour la Bibliothèque Verte, sous un nouveau titre, « Le Vaisseau du Silence » (1956). Yves Dartois, de son vrai nom Henri Ruel, était un écrivain de romans policiers, et plus occasionnellement de romans pour enfants. De formation journalistique, il rejoignit en 1936 la célèbre collection policière « Le Masque », et publia ensuite nombre de polars au style souvent américain pour la collection « Crime Club » de Denoël. Cependant, avant cette carrière totalement dévouée au genre policier, Yves Dartois publia, aux éditions de La Renaissance du Livre, deux romans teintés de fantastique : « Le Démon des Bateaux sans Vie » en 1927, qui connut un beau succès et obtint un prix littéraire, et « Le Hameau dans le Sable » en 1931, qui fut, hélas, un cuisant échec. « Le Démon des bateaux sans Vie » fut donc le premier roman français à aborder le thème des vaisseaux fantômes, et à en chercher une explication rationnelle. Il faut noter néanmoins que s’il se réfère au « Mary Celeste », et davantage encore dans la longue préface qui accompagne la réédition de 1931 de ce roman aux Éditions Cosmopolites, il s’agit d’un récit consacré à un cas similaire, fortement similaire même, mais concernant un autre navire. Claude Romane est un jeune botaniste quelque peu désœuvré à qui son ancien professeur de sciences confie une opportunité de rêve : rejoindre la mission scientifique américaine Warren, dédiée à une exploration riche en prélèvements de toutes sortes dans l’archipel des îles Marquises. L'expédition fera escale d'ici quelques mois à Taiohae, charmant petit paradis au sud de l’île de Nuku Hiva. Claude n’a plus qu’à s’y rendre par voie maritime, et à attendre l'arrivée des sscientifiques, afin d’embarquer sur le navire affrété à l’expédition, un brick appelé le « Sea Sparrow ». En parisien rationaliste et civilisé, Claude Romane découvre, en débarquant à Taiohae, une ambiance coloniale qui lui déplaît souverainement. Les polynésiens lui apparaissent comme des primitifs méprisables, et les colons comme des hommes en pleine déchéance, accablés par la chaleur, l’alcool local et diverses autres addictions peu recommandables. Un conflit avec le sorcier du village lui permet d'apprendre que celui-ci possède une idole primitive en bois noir, censée exorciser ou rendre fous ceux qui y sont exposés. Le sorcier utilise ponctuellement cette idole pour imposer sa terreur aux autres Polynésiens. Le commissaire de Taiohae, Jacques Kerdren, s’y oppose mollement. Bien qu’il n’en ait pas l’autorité, Claude Romane en vient à tabasser le sorcier, et s’en fait un ennemi mortel. Le soir même, comme par enchantement, l’idole maudite apparait dans sa chambre. Mais refusant de croire à ces sottes superstitions, Claude accepte de dormir aux cotés de cette idole, dont il ne craint pas les prétendus pouvoir surnaturels. Le jour où l’expédition Warren doit embarquer Claude, la baie de l’île reste déserte. Même chose, le lendemain. Les semaines passent, et le « Sea Sparrow » ne paraît pas. Claude devient nerveux, d’autant plus qu’il a faitentre temps, l'objet d'une tentative de meurtre certainement fomentée par le sorcier. Enfin, un navire de transport américain débarque à Taiohae, et le capîtaine, qui demande à voir Jacques Kerdren, confesse avoir croisé le « Sea Sparrow » errant à une cinquantaine de miles, totalement désert et immobile au milieu de la mer. Il semble évident que l’équipage a péri. Claude pourrait donc prolonger ses vacances aux frais de son Institut Botanique, en attendant que l’épave soit officiellement retrouvée, ou bien il pourrait rentrer à Paris par le premier bateau. Seulement voilà, cette histoire de vaisseau fantôme chiffonne son rationalisme : il doit y avoir une explication, et il est déterminé à la trouver. Claude décide donc de louer le petit steamer d’un capitaine irlandais, le "Chilly", venu se ravitailler à Taiohae. Comme la position du « Sea Sparrow » a été notée par ceux qui l’ont croisé, Claude peut fournir des coordonnées précises, que le capitaine Collins estime pouvoir atteindre dans six jours. La veille de son départ, Claude trouve, suspendu devant la porte d’entrée de sa chambre, un étrange colifichet, composé de six tresses de cocotier disposées en carré. Un des colons lui apprend qu’il s’agit d’un « Tonnerre Tabou », un objet de sorcellerie et de malédiction, qui annonce à Claude qu’il ne lui reste que six jours à vivre… Claude sourit volontiers de cette dérisoire malédiction, jusqu’à ce que, descendant déjeûner dans la cantine du steamer, il aperçoive, accrochée sur le mur bien en évidence, l’idole de bois noir qui était jusque là confinée dans sa chambre de Taiohae. Qui donc l'a amenée à bord ? Le bateau s’en va vers le grand large. L’équipage, majoritairement composé de polynésiens, apprend vite que le jeune français leur ordonne de partir à la recherche d’un vaisseau fantôme. Claude est alors considéré avec hostilité par ces hommes qui semblent avoir envie de le jeter par-dessus bord. Il s’enferme dans sa cabine, et y sympathise avec la fort séduisante Winnie Collins, la fille du capitaine, veuf, et qui n’a d’autre choix que d’emmener sa fille avec lui. Une romance - niaiseuse au possible - se tisse entre Claude et Winnie. Au fur et à mesure que les jours passent, la peur irrationnelle qui règne à bord du navire contamine jusqu’à Claude Romane lui-même, dont le bouclier rationnel cède petit à petit face à la tension palpable qui l'entoure. Le sixième jour, alors qu’ils ne sont plus qu’à quelques kilomètres du « Sea Sparrow », tout l’équipage et les passagers, y compris Claude lui-même, sont pris d’une démence hallucinogène et suicidaire. Beaucoup se jettent à la mer, y compris le capitaine Collins. Claude est sauvé in extrémis par Winnie, qui dormait dans sa cabine, et semble avoir été moins affectée que les autres. Face à la mort du capitaine, le bosco prend le commandement, et s emet aux ordres de Claude et Winnie. Quand enfin le "Chilly" atteint le « Sea Sparrow », toujours désert et immobilisé, Claude réalise alors que les parois des coursives de ce brick sont fabriquées avec le même bois noir que l’idole maudite qui trône dans la cantine. Il va alors découvrir que ce bois très particulier, originaire des États-Unis (l’idole a en fait été sculptée dans le bois d’une épave échouée à Taiohoe), secrète une moisissure invisible qui, exposée pendant six jours à un climat humide ou maritime, libère des spores hallucinogènes, lesquelles induisent des visions délirantes et des pulsions suicidaires. Le « Démon des Bateaux sans Vie » n’est au final rien d’autre que le produit de ces moisissures, après six jours d'exposition à l'humidité, qui se répandent partout dans le navire et intoxiquent tous ceux qui respirent leurs maudites spores… Le roman d’Yves Dartois frappe aujourd’hui par l’incroyable prémonition des visions psychédéliques qui y sont décrites, près d’un quart de siècle avant que l’on ne synthétise le LSD à partir des propriétés psychotropes de l’ergot de seigle, découvertes seulement en 1938. Si l’explication d’Yves Dartois est imaginaire, et s’inspire de certaines théories farfelues sur le « Mary Celeste » , affirmant que l’équipage et/ou son capitaine avaient été pris de folie meurtrière et s’étaient mutuellement jetés par-dessus bord, « Le Démon des Bateaux sans Vie » est non seulement un assez bon "thriller fantastique" avant l’heure, mais c'estaussi une intéressante réflexion sur la manière dont l’angoisse, la peur, la panique, l’inexplicable, peuvent nous ramener à une pensée irrationnelle, même quand, à l’image de Claude Romane, on se prétend vacciné contre toute superstition. À quel moment et jusqu'à à quel point sommes-nous capables de céder aux peurs primitives quand nous nous trouvons face à ce qui est inexplicable d’un point de vue logique ? Yves Dartois semble considérer que nous sommes plus fragiles que nous le pensons, mais son message est cependant clair : Quoi qu'il advienne, il faut toujours s’accrocher au rationnel, même quand absolument tout nous amène à en douter... On ne fera à Yves Dartois que deux reproches : d'abord, son style narratif est assez pauvre, et trop anglo-saxon. L’influence de Robert Louis Stevenson, et de sa complaisance d’alcoolique à décrire les dérives des colons, est particulièrement tangible. Mais surtout, on reprochera à l’auteur un roman bien trop court, où l’action est un peu plus survoltée qu’elle ne devrait, et où l’atmosphère très particulière, très dépaysante, de Tiaohae est trop rapidement expédiée. Il y aurait eu une façon plus intéressante, en prenant un peu plus son temps, d’installer un climat d’angoisse dans un lieu à la fois paradisiaque et terriblement isolé. Yves Dartois, néanmoins, n’avait que 26 ans, et c’était son premier roman. Sans doute a-t-il manqué de maîtrise et de confiance en lui pour se risquer à signer une œuvre ambitieuse, comme avait si bien su le faire son confrère André Armandy avec son « Rapa-Nui » (1922), chef d’œuvre absolu et inoubliable du récit atmosphérique et ténébreux implanté sur une île du Pacifique, - récit qu’Yves Dartois avait sans doute lu, et qui n’est peut-être pas pour rien dans la genèse de son premier roman.

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