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ÉDOUARD DIDIER - « La Bague d’Opale » (1878)


On ne saurait pas forcément énumérer tous les écrivains qui, en cette fin de XIXème siècle assoiffée d’aventure, marchèrent sur les pas de Jules Verne, James Fenimore Cooper, Henry Rider Haggard, Emilio Salgari, Karl May et leurs imitateurs et continuateurs. La Belle-Époque marque l’avènement du moyen de transport organisé : le train permet, en à peine 48 heures, de se rendre dans un pays limitrophe, et les premiers transatlantiques permettent de gagner le continent américain en moins d’un mois. Presque tous les voyages deviennent possibles, et surtout, leur lenteur assure un certain confort que l’on ne trouvait pas dans les fiacres et les diligences brinquebalants. Le trajet est déjà une partie du séjour, et les jeunes européens commencent à avoir, comme jamais auparavant, des fourmis dans les jambes, et une envie pressante de voyager et de voir du pays, d’autant plus que les empires coloniaux n’ont jamais été aussi puissants, même si de premières fêlures commencent à se laisser entrevoir. Il y a donc un intense besoin de rêver, car la jeunesse n’a pas forcément les moyens de voyager. Le cinéma n’existe pas encore, le théâtre est limité sur les décors ; reste la littérature. De la fin des années 1870 jusqu’à la Première Guerre Mondiale, la France va connaître une production ahurissante de romans d’aventures pour adolescents, certains éditeurs allant même jusqu’à se spécialiser dans le genre : Hetzel, Tallandier, Hachette, Fayard, ainsi que Dentu dans une moindre mesure. Même si la Première Guerre Mondiale mit brutalement fin à ces rêveries exotiques, il en demeure toujours une littérature abondante, généralement délaissée à cause d’un contenu qui est souvent – mais pas toujours, on va le voir – colonialiste et raciste, et qui conserve le charme d’une époque, d’une imagination débridée, d’une assez grande liberté de ton, et d’une créativité d’autant plus totale que la plupart des auteurs de ces romans n’avaient jamais mis le pied dans les pays dont ils parlaient. Aussi, avec le passage du temps, et les connaissances plus grandes des pays et des cultures qu’Internet a mis à la disposition de chacun, cette littérature d’antan a pris un aspect fantastique, surréaliste, parfois même nanardesque, qu’elle n’avait pas à sa publication. D’où, en dépit du caractère politiquement incorrect de ces romans, une cotation encore respectable (entre 40 et 120€ le volume, en moyenne) et un lectorat qui se renouvelle au fil des générations, quelles que soient les condamnations morales que l'on porte sur notre passé colonial. Toutefois, les limites du genre sont vastes, les auteurs ne sont pas toujours prévisibles, leurs visions diffèrent autant que leurs destinations. Et contre toute attente, parmi cette centaine de plumitifs besogneux, certains laissant parfois une bibliographie de 50 à 80 romans, il s’en est trouvé des hautement civilisés et progressistes, volontiers anticoloniaux comme Alfred Assolant, ou même antiracistes, comme cet étonnant Édouard Didier, l’un de ces nombreux "petits" auteurs, que la postérité a rejeté impitoyablement. Toutefois, le peu que l’on sait d’Édouard Didier permet de le cerner. On sait qu’il fut d’abord l’un des traducteurs en France des romans et des contes de Charles Dickens et de Wilkie Collins, dont il signa par ailleurs des adaptations théâtrales, où il joua lui-même comme comédien. Cette passion pour la littérature anglaise – et donc hautement morale – de son temps, ainsi qu’une formation des lettres académique, le distingue immédiatement des autres auteurs de romans d’aventure qui, pour la plupart, étaient des hommes issus du peuple – ou curieusement de l’aristocratie –, assez souvent autodidactes en matière de littérature. C’est en 1877 qu’Édouard Didier se lance comme romancier d’aventures pour les éditions Calmann-Lévy, à la recherche de nouvelles plumes pour surfer sur la vague exotique. Édouard Didier ne publiera au total que quelques romans : « La Rose d’Antibes » (1877), « La Bague d’Opale » (1878) et « La Petite Princesse, Histoire Vénitienne » (1879), qui tous bénéficièrent d’adaptations théâtrales, et d’au moins une réédition. Après une pause d’un an, Édouard Didier publia deux autres romans, « Les Mystères de Venise » (1881) et « Les Désespérés » (1882), qui semblent avoir connu beaucoup moins de succès. Édouard Didier mourut en 1886, apparemment d’un problème cardiaque, et âgé d’une soixantaine d’années (sa date et son lieu de naissance sont inconnus). Malgré cette brève carrière et son profil inattendu, Édouard Didier n’a pas été totalement oublié des bibliophiles, en grande partie pour ses romans vénitiens, relevant d’une thématique assez rare encore à la Belle-Époque. Par opposition, « La Bague d’Opale » est un roman qui, sur de nombreux points, est peu original, tant il s’inspire d’auteurs américains, Fenimore Cooper bien sûr, mais aussi Jack London, avec lequel la parenté est indéniable. L’histoire débute à Paris, en 1861. Charles Lecomte, jeune ingénieur fraîchement diplômé, se prépare à passer un premier entretien d’embauche avec un homme d'affaires américain, de passage en France, Mister Mac Dowel, lorsqu’il est soudain violemment interpellé en pleine rue par un grand et gros jeune homme anglais, Wilikie Robertson, qui le défie en duel, l’accusant de n’être qu’un intrigant cherchant à épouser Nancy Mac Dowel, la très belle fille du planteur, dont lui, Wilkie Robertson, est follement épris. Charles Lecomte a beau objecter qu’il ne veut rencontrer Mister Mac Dowel que pour un emploi, qu’il ne connait pas sa fille, qu’il ne l’a jamais vue, et même qu’il ne songe nullement à se marier, l’autre ne veut rien croire et exige un duel. Celui-ci a lieu le lendemain matin, et les deux hommes croisent brièvement le fer avant que Charles blesse son adversaire au bras, et décide d’en rester là. Ce n’est pas le cas de Wilkie Robertson qui exige une revanche. Charles l’envoie paître et rejoint enfin Mister Mac Dowel qui lui révèle ce pour quoi il a besoin de lui : Planteur en Louisiane, l’habile homme d’affaires vient d’acquérir un terrain jouxtant les Montagnes Rocheuses, où il a la certitude de pouvoir trouver du pétrole. Mais avant d’installer ses derricks, Mac Dowel souhaite étudier ce terrain qui, de par sa proximité avec les montagnes, peut poser plusieurs problèmes lors d’un forage d’un puits. Fort enthousiasmé par ce projet grandiose, Charles Lecomte accepte la proposition d'emploi - et donc de passer de nombreux mois, voire plusieurs années, en Louisiane. Une semaine plus tard, alors que Mac Dowel est déjà en route pour son pays, Charles Lecomte, ayant résilié son bail et laissé son mobilier à sa famille, prend le train puis vogue pour l’Angleterre, jusqu’à Liverpool, où se trouve le navire qui doit l’embarquer. Quelle n’est pas sa surprise d’y retrouver à bord ce gros entêté de Wilkie Robertson , qui continue de lui exiger une revanche, ce que, de guerre lasse, Charles Lecomte accepte. Évidemment, sur un navire en peine mer, il est hors de question de se battre à l’épée. C’est donc à la faveur de la nuit, et uniquement à coups de poings, que les deux hommes s’affrontent au milieu de la salle commune désertée du navire. Une fois encore, c’est Charles qui l’emporte, mais en tombant au milieu de casseroles et d’étendoirs de linge, Wilkie Robertson fait un vacarme épouvantable qui réveille tout l’équipage et les voyageurs. Les deux trublions se font sérieusement réprimander, et promettent de payer la casse. Il n’empêche, effondré par cette deuxième défaite, Wilkie Robertson s’enfonce dans un chagrin qui émeut Charles Lecomte. Ce dernier lui propose alors de venir avec lui chez Mac Dowel afin de courtiser plus commodément sa fille. Mac Dowel d’ailleurs ne se formalise pas de cet invité inopiné : il connaît Robertson comme soupirant envers sa fille, et comme il a juré à sa défunte femme de marier Nancy à un aristocrate européen, la candidature de Wilkie Robertson l’intéresse car, sous ses dehors farfelus, le gros bonhomme est un authentique baronnet d’Angleterre. Mais hélas pour lui, la fort jolie Nancy ne s'intéresse pas à sa robuste personne, et s’amourache progressivement de Charles Lecomte, lequel, pourtant soucieux de ne pas trahir son nouvel ami, ne peut empêcher son cœur de battre face à cette jeune, adorable, irrésistible et blonde américaine. Dans un premier temps, Mac Dowel ne s’offusque pas du transfert d’affection de sa fille, car il prend le nom de famille de Charles pour un titre nobiliaire, mais sa nouvelle épouse, Sarah, femme dominatrice et puissamment mauvaise, voit d’un fort mauvais œil le rapprochement de sa belle-fille avec un futur époux, car elle compte bien faire assassiner Nancy, pour pouvoir partager le futur héritage de son mari avec son frère, l’indolent et raciste Harry. Celui-ci a rapidement une dent contre les nouveaux venus, car, alors qu’il frappait un esclave par pure cruauté, Wilkie Robertson l’a brutalisé et humilié. Ayant conservé des amis à Paris, où il a fait ses études, Harry ne tarde pas à apprendre d’eux le caractère parfaitement roturier de Charles Lecomte. Pour Mac Dowel, cela le rend le mariage avec Nancy impossible, même si cette dernière ne partage pas son avis et offre à Charles, en guise d’amour et de promesse de mariage, sa précieuse bague d’opale. Renvoyés par les Mac Dowel, Charles et Wilkie se retrouvent donc obligés, sinon de rentrer en Europe, du moins de se trouver une occupation. L’Histoire va s’en charger : nous sommes en 1861, et c’est le début de la Guerre de Sécession. Pour les deux hommes à l'âme tolérante et progressiste, la sympathie va spontanément vers le camp du Nord, et ils s’engagent donc comme officiers, et vont se comporter héroïquement, tant contre les confédérés du Sud, que contre leurs alliés comanches. En effet, à en croire Édouard Didier, les comanches furent les alliés des Sudistes, et l’une des scènes fortes du roman, est la reprise musclée et astucieuse de la forteresse nordiste de Tower Rock à une armada de comanches, qui seront l’objet d’un véritable massacre que Charles Lecomte, choqué de trouver au Nord les mêmes haines raciales que dans le Sud, parviendra cependant à limiter de par son autorité. Chez les Mac Dowel, Sarah, assistée par sa servante comanche avec laquelle elle entretient une relation ambiguë (saphisme suggéré), ourdit un plan machiavélique pour faire assassiner Nancy par la tribu de la servante. Mais les deux comploteuses sont surprises par Zambo, un jeune esclave noir qui nourrit une grande affection pour Nancy, laquelle a longuement soigné et assisté sa mère, morte des mauvais traitements infligés durant sa vie d’esclave. Il court la prévenir; la jeune fille emporte quelques affaires, son chien et s’échappe avec Zambo le temps d’aventures rocambolesques et mouvementées qui les mèneront chez une autre tribu comanche, où, alors qu'ils s'apprêtent à être sacrifiés sur le totem du Grand Esprit, ils seront délivrés in extrémis par le brave chien dévoué à sa maîtresse, qui rongera les cordes qui les immobilisent. Néanmoins, les années passent, les Nordistes gagnent, et un jour, promus tous deux colonels, Charles et Wilkie retournent dans la ville où habitent les Mac Dowel, et apprennent que la famille a été totalement ruinée par la guerre. Sarah et la perfide servante sont mortes, Harry se prépare à retourner à Paris, et Nancy reste seule à s’occuper de son père, très diminué. Mais hélas, revoir Charles fringant sous l’uniforme ennemi écœure Nancy au plus haut point, car en dépit de ses idées avancées, la jeune fille reste sudiste dans l’âme. Aussi lui retire-t-elle sa promesse de mariage et sa bague d’opale. Dévasté par le chagrin, Charles lui annonce qu’il va aller se faire tuer sur le champ de bataille, et effectivement, le soir même, Wilkie Robertson ramène à Nancy le corps agonisant de Charles, frappé en pleine poitrine par plusieurs balles. Réalisant à la fois la stupidité de son orgueil et la profondeur de l’amour que lui voue Charles, Nancy le veille et le soigne durant plusieurs mois, en dépit des diagnostics pessimistes des médecins, et finalement, Charles Lecomte se remet miraculeusement de ses graves blessures. Peu persuadé de la survie de son ami, Wilkiie Robertson avait contacté en France le notaire des Lecomte, lequel lui avait transmis une lettre qui devait être remise à Charles lors de son trentième anniversaire. Né de père inconnu, Charles est en réalité le fils adultérin d’un véritable comte, Horace de Renneville, sans autre famille, qui lui lègue ses biens et son titre de comte. Mac Dowel n’a donc plus aucune raison de s’opposer à ce que Nancy épouse Charles, puisqu'il est bel et bien un aristocrate… Par-delà sa désuétude et quelques ficelles un peu grosses, « La Bague d’Opale » est un fort réjouissant roman d’aventures, qui n’est pas sans évoquer, par la richesse de son intrigue et par l’humour cocasse de ses dialogues, les aventures de Tintin. Il ne serait pas étonnant qu’Hergé ait lu ce roman dans sa jeunesse, tant « La Bague d’Opale », en dehors de son fond romantique et de scènes assez violentes, possède un côté bande dessinée que n’affaiblit pas la qualité de la narration, le raffinement de l’écriture, les descriptions riches et somptueuses de la Louisiane, dont l’auteur nous dépeint avec magnificence les paysages comme s’il les avait réellement vus (ce qui est possible, d’ailleurs). Charles et Wilkie ont entre eux une complicité contrastée qui n’est pas sans évoquer l’amitié entre Tintin et le Capitaine Haddock. Bref, il y a vraiment une ressemblance vague mais troublante à laquelle on pense spontanément à la lecture de ce roman. Aussi, comme Tintin, «La Bague d’Opale » peut se lire avec plaisir de 7 à 77 ans, tant c’est un cocktail réussi, parfaitement dynamique, d’amour, d’aventure, d'humour, d’exotisme et de bagarres qui, en dépit de quelques perfidies germanophobes (il y a des mercenaires allemands parmi les Nordistes), surprend aujourd’hui par sa condamnation ferme et moraliste du racisme, de l’esclavage et de toutes les formes de discrimination; et cela sans niaiserie, sans pleurnicherie, avec cette désapprobation émue de l’injustice, empruntée à Charles Dickens et à la littérature britannique. « La Bague d’Opale » demeure, près de 150 ans après sa publication, un roman populaire de très grande qualité, d'une merveilleuse fluidité narrative, qui mériterait amplement d’être redécouvert et réédité.

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