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ÉMILE RICHEBOURG & ÉMILE MUGNOT DE LYDEN - « Les Amoureuses de Paris » (1875-1877)




On aimerait parfois savoir de quelle manière un roman né de l’imaginaire, de l’envie de distraire, devient ainsi une œuvre tourmentée jusqu’au malaise. C’est le cas de ce roman-feuilleton qui lança en 1875 une mode qui perdura quelques décennies, celle de révéler les intrigues sentimentales et sexuelles de ces créatures perverses et fascinantes que sont… les Parisiennes. « Les Amoureuses de Paris » furent suivies (de près) par « Les Damnées de Paris » (de Jules Mary) et par « Les Possédées de Paris » (de Georges de la Bruyère), et sans doute de quelques autres du même genre, peut-être plus originaux quant à leurs titres. Cette frange du roman populaire entretint le mythe de la femme parisienne, dont le bon goût, l’élégance et les amours tonitruantes et teintées de scandales et de vengeance, intéressèrent particulièrement, on s’en doute, des lectrices de province, qui, par curiosité malsaine ou par envie inavouable, aimaient à imaginer la lointaine capitale comme une moderne Babylone où des femmes sensuelles et autoritaires menaient une vie trépidante, totalement hors de portée des épicières de Besançon ou des concierges de Chateauroux. On rit évidemment beaucoup aujourd’hui de ces romans de mœurs parisiennes d’une confondante naïveté, à commencer par celle qui supposait une très grande influence à quelques femmes entretenues dans une capitale qui en comptait plusieurs dizaines de milliers, et dont les conquêtes les plus prestigieuses n’étaient, le plus souvent, guère célibataires, ce qui amenait ces maîtresses avides à se montrer particulièrement discrètes. On mélangeait ainsi l’influence déjà plus réaliste des salonnières – souvent de mœurs plus ordinaires - avec celle, supposée et romanesque des « Dames aux Camélias », et après tout, cela avait le mérite, au moins sur le plan historique et socioculturel, de fixer pour la postérité les rêveries des ménagères de la jeune IIIème République. « Les Amoureuses de Paris », et les ouvrages qui s’en sont inspiré, se voulaient des drames déchirants. Aujourd’hui, ils sont surtout amusants ou déconcertants, car l’intention caricaturale des auteurs, qui connaissaient bien l’âme féminine et son plaisir trouble à se sentir offusquée, est beaucoup plus apparente et, au regard de l’Histoire, il n’est pas difficile de mesurer à quel point ces portraits abondamment lus de libertines et de femmes fatales, entretenues et puissamment désirées, ont influencé la génération suivante des garçonnes d’il y a un siècle. Pourtant, à la base, ce roman est né d’une initiative incongrue, celle d’Émile Mugnot de Lyden, homme de lettres bonapartiste et proche de Napoléon III. Ancien professeur de français, nommé dans l’Yonne, il sut se faire dans sa jeunesse un puissant réseau de connaissances qui lui fut bien utile lors de la chute du Second Empire. Tandis que nombre de familiers de l’Empereur se voyaient ostracisés et avaient bien du mal à publier leurs romans ou leurs écrits, Émile Mugnot de Lyden se fit prudemment oublier loin de Paris, en devenant rédacteur-en-chef et/ou collaborateur occasionnel de nombreux petits journaux de province. Se faisant des amis partout, grâce à des articles sans doute peu onéreux pour les directeurs de presse, du fait de sa fortune personnelle, Émile Mugnot de Lyden assura habilement ses arrières, et parvint même à faire jouer à Paris quelques pièces de théâtre qu’il avait écrit sous le pseudonyme de Paul Max. « Les Amoureuses de Paris » fut le premier roman qu’il signa de son vrai nom depuis plus de quinze ans. Comment y est-il venu ? Mystère… La mode du roman-feuilleton était alors florissante dans la presse. Un feuilleton ne demandait pas tellement plus de travail qu’une série d’articles, et pouvait attirer un lectorat très vaste, qui allait bien au-delà des lecteurs habituels des journaux. Seulement, peu formé à ce genre populaire, conscient peut-être de ne pas être un graphomane frénétique, il s’associa avec un futur expert du roman-feuilleton, rencontré probablement dans le milieu journalistique : Émile Richebourg. En 1875, Richebourg avait déjà derrière lui quelques mélodrames populaires, mais de proportions raisonnables, publiés en feuilletons dans « Le Petit Journal », puis en volumes chez Dentu. « Les Amoureuses de Paris » fut sa première expérience dans un roman-fleuve, encore que l’écrivain ne semble avoir été ici qu’un simple rédacteur au service d’un scénariste qui, en tous points de vue, ne lui ressemblait en rien. En effet, sur le plan professionnel, si cette association de deux talents complémentaires pouvait se comprendre, il est difficile d’en saisir le contexte sur le plan humain. Émile Mugnot de Lyden était, on l’a dit, un bonapartiste. Son roman témoigne d’une sincère admiration pour les grandes familles de la monarchie. Il est viscéralement antirépublicain, nostalgique de l’Ancien Régime, puritain, cynique, hautain et profondément misogyne. Au contraire, Émile Richebourg, plus jeune que lui d’une quinzaine d’années, était un fervent républicain, volontiers populiste, qui ne portait pas la noblesse dans son cœur. La plupart de ses romans postérieurs mettent en scène des gens d’extraction modeste, dont la réussite sociale, quand elle est effective, n’est due qu’à un laborieux travail pour de justes causes. Richebourg était aussi un humaniste, qui croyait fermement en la bonté humaine, et vantait souvent le bon sens, le courage et l’abnégation des ouvriers et des gens du terroir, tout en évitant autant que possible l’éloge du clergé ou de la religion. Enfin, c’était un écrivain qui respectait et aimait passionnément les femmes, lesquelles sont souvent au cœur de ses romans. Comment deux hommes aussi différents ont-ils pu écrire en commun, pendant deux ans, un roman aussi énorme ? Nous ne le saurons sans doute jamais, mais toujours est-il qu’en dépit du succès plébiscité des « Amoureuses de Paris », réimprimé ponctuellement jusqu’en 1898, les deux Émile ne retravaillèrent jamais ensemble. Il est vrai que « Les Amoureuses de Paris » a de quoi surprendre les amateurs d’Émile Richebourg, tant les idées exprimées ici vont totalement à l’encontre de celles que l’on trouvera plus tard dans son œuvre. Initialement, « Les Amoureuses de Paris » se voulait le titre d’une série d’ouvrages reprenant les mêmes personnages, et dont seuls deux volumes ont vu le jour : « La Belle Impéria » (1875-1876, publié en volume en 1877) et « Ange et Démon » (1876-1877, publié en volume tardivement en 1880). Lors du transfert de Richebourg de Dentu chez Jules Rouff, en 1883, ce dernier republia en format géant, illustré par le talentueux Alexandre Ferdinandus, ces deux volumes sous le titre unique : « Les Amoureuses de Paris » Plusieurs intrigues se croisent dans « La Belle Impéria » autour de femmes puissantes et fortunées qui ont une vengeance amoureuse ou haineuse à consommer : Impéria d’abord, compagne de l’aristocrate décadent Gaston de Rostang, et qui délaissée par ce dernier, se prend d’une passion désespérée pour le meilleur ami de Gaston, le vicomte Marcel de Brogni, homme aussi droit et vertueux que Gaston de Rostang est pervers et corrompu. Mais le vicomte de Brogni a un secret : il héberge une jeune femme chez lui, Zitella, une jeune soprano, qui est en réalité sa fille adoptive, une orpheline sauvée de justesse d’une bande de voyous alors qu’elle était enfant. Impéria, néanmoins, prend connaissance de son existence et décide de supprimer celle qu’elle suppose être une rivale. Or, non seulement, ce n’est pas une rivale, mais c’est en réalité sa demi-sœur. Zitella (qui s’appelait d’abord Néra) est en fait la fille jadis enlevée d’un aventurier brésilien, le marquis de Varendez, qui, avant d’avoir cette fille, avait séduit l’épouse d’un voyou parisien, Pierre Terrassin, dit La Pratique, laquelle avait accouché de la petite Jeanne Terrassin, devenue bien des années plus tard  la cruelle séductrice Impéria. De son côté, Gaston de Rostang se prend d’une passion folle pour une jeune ouvrière, Louise Maubert, fille d’une famille très pauvre qu’honore de sa charité la Comtesse de Rostang, mère de Gaston. Celui-ci menace de faire jeter les Maubert à la rue si Louise ne lui cède pas. Pauvre mais vertueuse, Louise accepte de devenir la maîtresse attitrée de Gaston seulement s’il lui offre une nouvelle identité. Elle devient donc une autre "Impéria" sous le pseudonyme de Cista de Hautefort, après avoir sacrifié à une mise en scène laissant penser à sa famille qu’elle s’est suicidée en se jetant dans la Seine. Et oui, c’est ainsi, Louise préfère que sa famille la suppose morte plutôt que débauchée… Mais pourtant, Cista n’est pas vraiment une débauchée, même si elle en joue le rôle. Entretenue par Gaston, elle parvient à le persuader qu’il doit la mériter avant de consommer leur union, ce qui est avant tout pour elle une façon de se venger de Gaston, en le ruinant et en le poussant au désespoir et au suicide. D’ailleurs, elle y parviendra presque. Enfin, il y a la meilleure amie de la comtesse de Rostang, une religieuse qui se fait appeler Sœur Madeleine, et qui est en réalité la vicomtesse Fernande d’Agghiera, de noblesse italienne, jadis violée par un criminel réfugié en France, Bartholomeo. Fernande a un frère, Marcel d’Agghierra, qui n’est autre que Marcel de Brogni. Tous deux ont pris une fausse identité pour retrouver et châtier le violeur en série, réfugié à Paris, mais celui-ci a justement repéré une nouvelle victime à enlever et à déshonorer : Zitella, la propre fille de Marcel, qu’il guette à l’Opéra. Il y a également bien d’autres personnages satellites, et on imagine aisément toutes les interactions possibles avec un tel « dramatis personae » : les quiproquos, les rebondissements, les tentatives de meurtres, les pièges sournois, et surtout, les disputes à couteaux tirés, entre tous ces personnages torturés et revanchards. « Les Amoureuses de Paris » sont ici les seules véritables fautives, celles qui sont à l’origine de tous les problèmes : des grandes amoureuses rejetées, violées, humiliées ou abandonnées, qui ont plus d’orgueil que de cervelle, et qui provoquent le malheur des autres en cherchant à se venger. En tête de ces coupables, Impéria et Cista, deux fausses grandes dames d’origine ouvrière. Le message ici est clair : les femmes doivent à rester à leur place, et les pauvres dans leur mouise, sinon ils font le malheur des braves gens, c’est-à-dire des nobles… À noter qu’après s’être longuement répandus sur la perversité de ces femmes égoïstes et corrompues, les auteurs nous feront finalement assister au mariage du vicomte Marcel de Brogni avec… Zitella, sa fille adoptive. Et bien oui ! Adoptive donc ce n’est pas de l’inceste, même si Marcel l’a élevée depuis sa plus tendre enfance… Chacun voit la morale là où ça l’intéresse, n’est-ce pas ?… La deuxième partie, « Ange et Démon », est à la fois moins fielleuse, moins mortifère et beaucoup plus amusante. Trois ans après les faits rapportés dans la première partie, les Rostang et les d’Aghierra (qui n’ont plus à se cacher sous le nom de Brogni depuis la mort de Bartholomeo, dévoré vif par des chiens) se sont conjointement installés dans un château de Bretagne. Ils y ont sympathisé avec la noblesse locale, mais aussi avec le médecin du canton, le docteur Parnell, et ses deux filles jumelles, Régine et Réginette. Parnell garde le secret sur l’identité de leur mère, mais le lecteur saura tout : il s’agit en réalité de Jeanne Terrassin, la fameuse Impéria, qui a violemment péri à la fin du premier volume, et que finalement, les auteurs ressuscitent par un tour de passe-passe. Impéria, ayant échappé à la mort, songe alors à ses deux jumelles qu’elle avait abandonnées à leur père, et va s’efforcer de les retrouver. Cista de Hautefort, redevenue Louise Maubert, s’est faite à son tour religieuse sous le nom de Sœur Marthe (N’y a-t-il donc que des libertines repenties dans les carmels ?), simplement pour se punir du mal qu’elle a fait à la famille de Rostang. Reconnaissante, la Comtesse de Rostang décide de faire venir en Bretagne sa petite sœur, Marie Maubert, pour lui donner une éducation et la marier à une jeune homme du coin. Mais quand Gaston de Rostang, revenu d’un long repos dans un monastère, rejoint sa mère en Bretagne, il y rencontre Marie Maubert, portrait craché de Louise. Que croyez-vous qu’il advienne, d’autant plus que Marie n’a pas la vertu de sa grande sœur et ne demande pas mieux qu’à coucher pour réussir ? Et tant qu’on y est, pourquoi ne pas épouser un comte et devenir comtesse, elle aussi ? Gaston et Marie deviennent amants, et s’enfuient ensemble pour Paris, au grand dam de la Comtesse qui en fait une attaque ! Reste les deux jumelles à marier. Mais si la douce Réginette se fiance bien vite avec un baronnet benêt avec lequel elle part vite s’installer dans un beau quartier de Paris, Régine, en revanche, ne veut pas du fiancé minable qu’on lui propose, et, jalouse de sa sœur, décide de la détruire. C’est en effet la digne fille d’Impéria : elle est ambitieuse, cruelle et rancunière. Régine séduit un dandy aventureux des environs, monte à Paris et se proclame héritière d’Impéria. Elle convoque les anciennes amies de sa mère avec laquelle elle fonde une entité complotiste appelée « le Comité des Blondes ». Ces femmes vont l’aider à réaliser son plan diabolique : se faire passer pour sa sœur Réginette et coucher avec tous les hommes de Paris, afin de détruire sa réputation et la pousser au suicide. Une seule personne pourra empêcher cela : Impéria, que tout le monde croit morte, et qui va sauver Régine de la damnation dans laquelle elle-même est tombée. Mais hélas pour elles, elles seront rattrapées par le docteur Parnell, bien décidé à tuer sa fille indigne pour préserver le bonheur de son autre jumelle… Bien que remuant les mêmes idées misogynes et malsaines (les deux femmes corrompues sont, encore une fois, des jeunes filles pauvres plongées dans un milieu mondain et aristocratique), « Ange et Démon » se veut moins brutal, et assume plus volontiers son côté parodique et volontairement "hénaurme". Le changement de ton entre les deux parties indique probablement la mainmise progressive d’Émile Richebourg sur son roman. On reconnaît d’ailleurs bien plus le style habituel de Richebourg dans cette deuxième partie. N’en faisons pas mystère, « Les Amoureuses de Paris » est un roman singulièrement dépassé, tant par son mépris affiché du bas-peuple que par le caractère difficilement compréhensible, d enos jours, des questions d’honneur, de respectabilité, de hiérarchie sociale et de vertu chrétienne sur lesquelles s’appuient les différentes intrigues. On mesure bien plus, dans ce roman que dans beaucoup d’autres du même genre, le caractère étriqué et la fermeture d’esprit durant les débuts encore difficiles de la Belle-Époque. En même temps, « Les Amoureuses de Paris » reste saisissant et même passionnant par tout ce qu’il exprime d’intemporel en matière de rancœur, de haine, de rancune et de chagrin. On y trouve une crudité, une cruauté et une complaisance dans le sanguinaire qui nous apparaissent encore tout à fait modernes. Rarement dans un roman-feuilleton, la haine aura autant servi de moteur à la quasi-totalité des personnages, tantôt condamnée, tantôt justifiée. Le contraste en est d’autant plus prononcé avec tout ce que ce roman peut avoir de désuet, c’est-à-dire sa morale, et ce qu’il peut présenter de positif. À l’époque, « Les Amoureuses de Paris » fut sans doute perçu comme un mélodrame tragique. Aujourd’hui, son rythme nerveux, la tension brutale et belliqueuse des situations, la haine exacerbée ressassée dans les dialogues, en font une œuvre terriblement paranoïaque, qui procure un malaise d’autant plus grand qu’elle est finalement assez proche dans l'esprit de certains délires qu’on peut lire aujourd’hui sur les réseaux sociaux.  « Les Amoureuses de Paris » demeure cependant un récit imaginatif, très réussi sur le plan de la narration; très virtuose même, malgré quelques grosses ficelles, sur la manière dont les intrigues s’entrecroisent et se nourrissent mutuellement. Mais ce roman a le caractère particulier - et unique en son genre, je crois - de paraître souvent profondément déplaisant, à la fois par ce qu’il exprime de désuet et par ce qu’il exprime d’intemporel, pour ne pas dire de terriblement actuel. 30 gravures d'Alexandre Ferdinandus, colorisées grâce à l'application en ligne Palette :
































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