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ÉMILE SOUVESTRE - « Au Coin du Feu » (1851)


Injustement oublié, Émile Souvestre fut l’un des grands conteurs du XIXème siècle, en partie de par son immense talent littéraire, mais aussi de par l’existence qui fut la sienne, ponctuée de déconvenues et de tragédies, qui firent de lui un philosophe triste et bienveillant, - mais aussi un ardent et attendrissant partisan du Saint-Simonisme, renouveau spirituel du christianisme qui prétendait se détacher de l’idolâtrie d’un être surnaturel pour faire de Dieu un concept abstrait et idéal, symbolisé par la force de la gravitation, principe à la base même de l’univers et donc - d’une certaine façon – la plus éloquente preuve de l’existence de Dieu et de sa volonté unique (du haut vers le bas). Pour autant, le Saint-Simonisme ne reniait nullement la science, le progrès et même l’industrie, tout cela relevant au final de la même inventivité de la Création, et cherchant à la fois à la comprendre et à en tirer parti. Bien que d’inspiration catholique, ce courant aussi idéologique que théologique se rapprochait sur de nombreux points du protestantisme, et de ce fait, ni les catholiques, ni les protestants ne voulurent s’y reconnaître, sentant bien chacun qu’on s’évertuait à les sortir de leurs obscurantismes respectifs. Il est vrai que le fondateur du Saint-Simonisme, Claude-Henry de Rouvroy, comte de Saint-Simon (et c’est de ce titre que le mouvement idéologique tira son nom, après la mort de son fondateur, et non pas du Saint-Simon originel), séjourna longuement aux États-Unis et y puisa une inspiration qui devait plus à l’utopie républicaine américaine, beaucoup moins violente que celle amenée par la Révolution Française, qu’au Nouveau Testament ou à Martin Luther. Le Saint-Simonisme entendait bien faire du XIXème siècle un nouveau Siècle des Lumières, avec les flammes naissantes du libéralisme et de l’industrie. Seulement, pressentant tous les égarements qui ne sauraient manquer de s’en dégager, cette course à la modernité devait être maintenue dans le droit chemin par une morale d’inspiration religieuse, mais fondée sur une pensée perpétuellement rationaliste : Dieu, c’est le bon sens. Dieu, c’est l’intelligence. Dieu, c’est la sagesse même, qui nous pousse à travailler ensemble, les uns pour les autres, en nous aimant comme des frères sans chercher pour autant à s’exploiter mutuellement. Sur le papier, donc, le Saint-Simonisme reste indéniablement une excellente idée, et peut-être même la meilleure religion du monde - bien que ce ne soit pas à proprement parler une religion. Alors, pourquoi est-ce que ce mouvement s’est peu à peu dilué jusqu’à disparaître ? D’abord, parce que loin de l’avoir érigé en nouvelle idole de la pensée et de la morale, pratiquement tous les mouvements religieux, philosophiques et poétiques du XIXème siècle ont arraché des lambeaux au Saint-Simonisme, et se les sont attribués. Le mouvement devenait donc chaque jour un peu moins pertinent, au fur et à mesure que ses idées étaient partagées par tous, voire même par ses adversaires. Auguste Comte fut le premier à en dégager le terreau de sa pensée positiviste. Karl Marx, lui-même, y puisa l’essence même de ses théories, car les Saint-Simoniens recommandaient le travail et prêchaient l’égalité sociale entre les hommes, patrons et ouvriers. Cela n’était pas tombé dans l’oreille d’un sourd... Ensuite, les Saint-Simoniens eux-mêmes eurent une mauvaise réaction : celle de se détourner des idées originelles qui avaient rencontré le plus de faveur, histoire de retrouver une identité forte. Entre autres, ils renièrent l’égalitarisme social, cher au comte de Saint-Simon, pour prêcher un dogme rigoureux basé sur le mérite, ce qui amena les plus vieux militants à passer dans le camp socialiste. Enfin, quelques idées de Saint-Simon, pourtant très progressistes – peut-être trop - suscitèrent une hostilité marquée, qui amenèrent les plus fidèles à se dire que le Saint-Simonisme ne devait pas être pris en bloc, mais soigneusement disséqué et trié – ce qui acheva de dissoudre totalement un courant intellectuel et spirituel dont la profondeur reposait précisément sur son universalisme logique et collectif. Détail amusant : la plupart des idées jugées insensées dans le Saint-Simonisme sont celles qui aujourd’hui sont au cœur de toutes les préoccupations : la préservation de la nature, et l’égalité entre hommes et femmes. À noter aussi que Saint-Simon visait, dans un plus long terme, l’abolition de toute propriété afin que tous les biens soient mis en commun, une idée que l’on retrouve dans la révolution culturelle des années 1970, notamment dans « L’An 01 », utopie dessinée par Gébé, puis filmée par Jacques Doillon en 1972, et qui, volontairement ou non, était partiellement inspirée du Saint-Simonisme. Savoir à la fois pourquoi le Saint-Simonisme a été crucial dans l’évolution du monde, ces deux derniers siècles, tout en comprenant malgré tout pourquoi il a disparu, ce n'est pas facile, mais cela reste envisageable en lisant simplement les romans et les contes d’Émile Souvestre, qui appartiennent totalement à cette idéologie spirituelle – et qui en révèlent aussi les limites. Émile Souvestre était, à la base, un échappé de l’École Romantique qui avait malencontreusement manqué le coche. Ayant quitté sa Bretagne natale en 1826, il était monté à Paris pour y faire carrière dans le théâtre, et s’était mêlé aux jeunes figures de son temps, lesquelles, quatre ans plus tard, allaient changer pour toujours l’histoire de la Littérature Française, lors de la fameuse bataille d'Hernani. Mais Émile Souvestre ne vit rien de tout ça. En 1828, il s’en était retourné à Morlaix, endeuillé par le décès brutal de son frère marin, et lui-même précocement atteint de problèmes respiratoires dont il allait souffrir toute sa vie. C’est en 1831, en Bretagne, après la mort soudaine de sa jeune épouse et de son nouveau né, qu’il se convertit au Saint-Simonisme, dont il fut un propagandiste actif. Même s’il se remaria dès 1832, avec une femme de lettres à la robuste constitution, qui lui donna trois filles, cette succession de décès prématurés dans son entourage, au cours de sa jeunesse, lui chevilla au cœur une douce mélancolie qui ne le quitta jamais, et qui apporta à sa prose une délicatesse empreinte de résilience. C’est, par ailleurs, ce qui différencie radicalement Émile Souvestre de la plupart des autres écrivains catholiques. Là où certains se répandent en sermons rigoureux, en dogmes chargés de menace, en élégies extatiques, ou en délation rageuse des pêcheurs, Émile Souvestre en appelle calmement à son bon sens humaniste. Pourquoi partir en croisade ? Pourquoi haïr, mépriser, condamner ou menacer une personne qui est dans l’erreur ? Bien au contraire, il faut l’assister, l’accompagner, être présent et attentionné, afin d'être en mesure de la soutenir et de la réconforter le jour où elle payera le prix de son erreur. Émile Souvestre pense en effet qu’il n’y a vraiment que deux pêchés : l’orgueil et l’égoïsme. Tous les autres en découlent. Se croire meilleur que les autres, ne se préoccuper que de ses intérêts propres, forger sa fierté sur le mépris des faibles ou ne penser en permanence qu’à tirer la couverture à soi, ce sont les seules véritables fautes dont les hommes se rendent coupables, tous sans exception. C’est un travers naturel, mais selon Émile Souvestre, Dieu nous en a dotés pour que nous aidions ceux qui se trompent de chemin à réaliser leur erreur, et donc, à prendre conscience qu’ils ont besoin des autres, ce qui les guérit ensuite de l’orgueil et de l’égoïsme. La philosophie d’Émile Souvestre ne va pas sans une bonne dose de naïveté, d’abord parce que sa pensée forme un cercle parfait, non par rationalité logique, mais par un aveuglement délibéré sur tout ce que la nature humaine a de farouchement pulsionnel et individualiste, en dépit de son statut de créature pensante et grégaire. Ensuite parce que stigmatiser chez une personne l’orgueil et l’égoïsme les renforce plus que cela ne les désarme, alors que les sentiments d’injustice ou d’iniquité, qui sont souvent à la base des positions orgueilleuses et égoïstes, ne s’arrêtent guère souvent à une démonstration logique ou à un premier échec. Néanmoins, si la philosophie d’Émile Souvestre était discutable, elle n’en était pas moins jolie et charmante, et la forme du conte, que privilégiait Souvestre, se prête finalement fort bien à des paraboles teintées de surnaturel, voire de fantastique, qui ont le mérite d’offrir le plaisir de l’illusion, de la féérie comme on disait alors, tout en donnant néanmoins le cours de morale qui en est l’objet. Avant d’être un conteur à l’écrit, Émile Souvestre était d’abord un conteur à l’oral. Du temps où il vécut en Bretagne, très investi dans la vie sociale, il ne manquait pas de passer plusieurs soirées par semaine dans des foyers ouvriers, où vivaient des travailleurs d’origine modeste, certains illettrés, auxquels il offrait le plaisir de la littérature, en s’asseyant auprès d’eux devant la cheminée du foyer, et en leur racontant longuement des contes traditionnels, ou de son invention. Obligé de quitter la Bretagne, dont l’air humide causait le plus grand tort à ses fragiles poumons, Souvestre s’installa définitivement à Paris, à partir de 1836, où il n’était pas dans les habitudes locales de jouer les conteurs auprès des ouvriers. C’est à cause de cette frustration qu’Émile Souvestre coucha désormais sur le papier ses différents contes, bretons ou français, éparpillés dans plusieurs journaux, qu’il rassembla en recueils durant les dernières années de sa vie. Son épouse, désireuse de ne rien cacher à la postérité, acheva la publication de ces œuvres complètes, allant même jusqu’à finir des textes interrompus, ou à rédiger des nouvelles d’après de vagues plans esquissés par son mari, hélas, avec un talent littéraire un peu en deçà de son défunt. Ainsi, au final, pas loin des trois quarts des ouvrages d’Émile Souvestre, parurent entre 1849 et 1854, et rassemblent des récits écrits bin plus tôt, durant la Monarchie de Juillet. « Au Coin du Feu » est à considérer comme l’un de ses meilleurs recueils, et surtout, c’est ouvertement le plus saint-simonien, et cela reste une bonne introduction, tant à l’œuvre d’Émile Souvestre qu’à la doctrine de Claude-Henry de Rouvroy. Les 14 contes réunis dans ce volume rassemblent quelques unes des histoires jadis racontées oralement aux ouvriers bretons. Elles furent rédigées avec la maîtrise évidente de celui qui a eu de nombreuses fois l’occasion d’en parfaire le déroulement. Ces textes courts sont donc des chefs d’œuvre de narration, à la fois denses et fluides, sans aucun effet inutile, sans lacunes, ni remplissage. On se sent honoré de lire un travail aussi soigné, dont la rédaction même témoigne du respect attentionné de l'auteur pour son lecteur. Ce sont de belles et de bonnes histoires, mettant en scène, le plus souvent, deux personnages, l’un esclave de ses pulsions, tyrannique dans ses exigences ou ses négligences; l’autre, calme et pondéré, généralement amusé des excès de son interlocuteur, et le ramenant finalement à la raison, en lui présentant ses actes et leurs conséquences. La grande variété des situations, des personnages, des lieux, fait qu’à aucun moment, le lecteur n'a le sentiment de lire la même histoire. D’ailleurs, il arrive que les rôles se renversent à la fin, car c’est une autre façon de convaincre une personne de son erreur que de commettre le même impair avec encore plus de force – puisque l’on remarque bien plus les erreurs des autres que les siennes propres. Malgré cela, aucun paternalisme, aucun triomphalisme, aucune condescendance ne sont affichés dans ces contes : ce serait commettre la fatuité même que l’on prétend dénoncer. D’ailleurs, Souvestre s’intéresse moins à la révélation de la vérité, qu’à la manière d’amener les arguments avec assez de pertinence pour que l’autre les comprenne, et suffisamment de douceur pour qu’il ne se sente pas humilié. Là est la difficile épreuve de diplomatie auxquels sont contraints ceux que la lucidité avantage. Pour autant, si la rhétorique est poussée loin, cela ne veut pas dire que les idées défendues ici sont forcément d’une grande intelligence ou d'un esprit brillant. On l’a dit, Émile Souvestre fonctionne essentiellement en circuit fermé, et part du principe que, d'une part, nous tirons toujours une leçon des faux pas que nous faisons, et que d'autre part, que nos erreurs sont souvent dues à un sentiment exagéré de déception ou de mépris de la part des autres. Évidemment, en réalité, c’est bien plus compliqué que ça, mais ce qui reste encore très instructif et appréciable, dans ces contes, c’est qu’ils enseignent, preuves à l’appui, que l’on peut facilement s’abuser sous le coup d'une émotion, sur les autres comme sur soi-même, et qu’il faut donc, à défaut de se méfier de nos émotions, au moins se garder d’en déduire tout un système, c’est-à-dire de mal s’adapter à la vie en société, au ratio de nos déconvenues sur le plan individuel. C’est encore, de nos jours, une leçon qui aurait grandement besoin d’être enseignée. Néanmoins, on l’aura compris, il faut quand même avoir gardé une certaine âme d’enfant pour pleinement déguster ce recueil de contes philosophiques saint-simoniens, car à défaut de proposer la solution miracle pour accoucher d’une société fraternelle et bienveillante, « Au Coin du Feu », qu’Émile Souvestre a dédié à ses trois filles, répond à beaucoup de questions essentielles que l’on se pose durant les premières années de l’enfance, quant à notre rôle au sein de la société, mais aussi au sein de la structure familiale, puisqu’il est beaucoup question ici d’oppositions entre père et fils, entre frères ou entre cousins, voire entres ancêtres et descendants. C’est en effet assez souvent au sein de la famille que l’on découvre le premier étranger dont l’attitude nous déconcerte. Pour Émile Souvestre, il faut toujours comprendre l’autre pour pouvoir l’aimer tel qu’il est, et comme il le mérite. Seulement, lorsque l'incompréhension s’installe, au coeur du noyau familial, sans espoir de résolution, il est fort probable que l’on aura, à l'âge adulte, bien plus que d'autres, le sentiment exacerbé d'être jeté dans un monde hostile, ce qui ne pourra que nous heurter. Et cette idée-là, sous-jacente dans la plupart des contes de ce recueil, est peut-être la plus importante et la plus universelle leçon qu'Émile Souvestre nous enseigne encore aujourd’hui. « Au Coin du Feu » mériterait donc de réchauffer à nouveau l’âtre de tous les foyers de ce triste siècle, en étant enfin réédité par un éditeur courageux et désintéressé, qui aura, lui aussi, compris l’importance du rôle des contes que l’on se transmettait, par des soirées d’hiver, devant la chaleur conciliante des cheminées d’antan.  

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