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ÉMILE SOUVESTRE - « Contes et Nouvelles » (1858)


Figure littéraire discrète mais essentielle de la première moitié du XIXème siècle, Émile Souvestre nous a laissé quantité de romans, d’essais, de nouvelles et de contes, qui furent l’objet d’une dernière édition d’œuvres complètes publiées en 1857-1858, auxquels s’ajoutèrent des recueils de textes épars inédits, rassemblés hélas sans préface ni indications de dates rédactionnelles, parmi lesquels on trouve le très intéressant « Les Drames Parisiens » (1859) et ce fort louable « Contes et Nouvelles » (1858). En dépit de ce que peut laisser penser ce titre très généraliste, les cinq récits réunis ici sont thématiquement très proches, mettant chacun en scène des histoires d’amour passionnelles mais impossibles, ou qui se terminent dramatiquement. - La première, « Le Chirurgien de Marine » est l’une des meilleures : Édouard Launay est le chirurgien attitré du bagne de Brest, il y opère les forçats qui, à cette époque, passent leurs journées à casser des cailloux, et se blessent régulièrement. Il est également chargé de faire les autopsies des morts suspectes parmi les prisonniers. Un jour, on lui amène le corps noueux d’un malade qui a traîné huit semaines à l’infirmerie avant de décéder. Comme la raison de sa mort demeure mystérieuse, Édouard se prépare à autopsier le corps, mais à peine pose-t-il son scalpel sur la peau du cadavre que celui-ci se réveille brutalement. Cranou, le prisonnier, ne lui veut fort heureusement aucun mal. S’il a simulé la mort, il est très affaibli et demande simplement à Launay de le déclarer comme mort et de le laisser s’évader. Une faveur malheureusement impossible, car si Launay était repris et identifié, on remonterait vite jusqu’au chirurgien ayant signé son acte de décès. Mais Cranou lui propose de largement le rétribuer : il y a dix ans de cela, il a caché sous la grève Saint-Michel, près d’un rocher nommé l’Irglas, tout au fond d’un trou profond de six pieds, une cassette soigneusement scellée contenant 400 000 francs en billets de banque, ainsi que de nombreux bijoux, fruit d’un audacieux cambriolage. La somme parait d’importance, elle l’était encore plus à l’époque. On peut la regarder comme équivalente à 4 millions de nos euros actuels : de quoi s’acheter une liberté et une nouvelle vie, et plutôt deux fois qu’une. C’est pour cela que Cranou propose à Launay de s’évader avec lui, et de partager le magot. Launay est tenté, car même 200 000 francs, c’est vertigineux pour un petit chirurgien de troisième ordre qui ne peut rien espérer de mieux comme évolution professionnelle. Mais les risques restent trop grands d’être reconnu par la suite ou même d’être supprimé par le bandit une fois dehors. Aussi se voit-il contraint de refuser à Cranou sa proposition, et il s’apprête à donner des ordres pour qu’on le ramène à l’infirmerie. Mais Cranou préfère tout tenter pour ne pas revenir au bagne, et échappant à la vigilance de Launay, il s’évade seul en passant par une fenêtre. Il est cependant rattrapé par les gardiens, qui finissent par ouvrir le feu. Lorsque ceux-ci ramènent le fuyard à Launay, Cranou est cette fois-ci réellement mort. Mais le chirurgien sait désormais où se trouve son immense trésor… Cinq ans plus tard, Launay est devenu un millionnaire cossu qui traîne son ennui dans la petite bourgade de Badenweiler, célèbre pour sa source thermale. Il y fait la connaissance de miss Morpeth, une délicieuse lady anglaise, dont il devient rapidement fou amoureux et à laquelle il offre comme cadeau de fiançailles une broche magnifique, dernier vestige du trésor de Cranou, le seul qu’il n’ait pas revendu car il tenait à l’offrir à celle qui serait la femme de sa vie. Malheureusement, cette broche appartenait justement à la mère de Miss Morpeth, morte de chagrin depuis, et le père de la fiancée reconnaît la broche. Launay ayant prétendu que ce bijou venait de sa propre mère, il se retrouve obligé d’avouer son mensonge, et de raconter dans quelles circonstances, il a récupéré les biens appartenant aux Morpeth. Launay rend toute sa fortune mal acquise au père de Fanny Morpeth, mais celui-ci, s’il s’engage à ne pas porter plainte contre l'ex-chirurgien, se voit obligé de lui refuser la main de sa fille, sans quoi cette restitution ne serait qu’un placement. Fou de douleur, Launay s’empoisonne et tombe foudroyé devant les Morpeth. Comme quoi, bien mal acquis ne profite jamais, et il n'y a pas que La Fontaine qui nous le serine... - Le deuxième conte, « Le Mari de Madame de Solange » se passe à la fin du XVIIIème siècle, quelques années avant la Révolution Française. Madame de Solange est une maîtresse femme qui, jeune, a épousé un marquis simplet et fort bien nanti, bien décidée à réussir socialement avec ou sans lui. Exerçant une emprise autoritaire et cruelle sur son époux, elle finit par le rendre gâteux avant l’âge, et à le consigner dans une aile déserte du château au bout de quelques années. De lui, elle a obtenu son prestigieux titre nobiliaire et une ravissante fille, Jeanne, dont elle souhaite faire les instruments de sa réussite. Sans consulter sa fille, alors qu’elle a désormais 20 ans, Madame de Solange a arrangé pour elle un mariage de convenance avec le très célèbre comte de Lanoy. Hélas pour elle, ce qu’elle ignore, c’est que Jeanne vit une passion chaste et épistolaire avec un clerc de notaire, dont elle est très éprise. Avec la complicité de son père, elle va mûrir un projet d’évasion afin d’épouser en secret le jeune homme, mais le marquis étant trop niais, Madame de Solange n’aura aucune peine à lui faire avouer le projet. Ayant alors appris que le fameux clerc de notaire n’était autre qu’un employé du comte de Lanoy, elle dénonce son ingérence au comte, qui l’expédie dans une colonie lointaine. Abandonnée par son amant, Jeanne n’a d’autre choix que de se rendre à la volonté de sa mère et d’épouser le comte de Lanoy. Quelques années plus tard, alors que le carrosse du comte et de la comtesse traverse une rue encombrée d’une populace qui manifeste contre le roi, un pauvre bougre est écrasé sous les roues du véhicule. Jeanne s’arrête et se rend compte que l’homme écrasé n’est autre que Jérôme, l’ancien clerc de notaire, ayant depuis belle lurette déserté les colonies pour revenir en France. Il meurt néanmoins heureux d’avoir revu Jeanne une dernière fois. Écœuré, la comtesse, qui sent bien qu’une révolution est sur le point balayer la monarchie, tempère les inquiétudes de son mari et de sa mère (son père entre temps est déjà mort) et refuse obstinément de quitter Paris. C’est avec sérénité qu’elle voit le comité révolutionnaire débarquer chez elle, et qu’elle accepte la guillotine comme une délivrance pour elle-même, et une punition bien méritée pour sa mère et son mari. - Troisième et meilleur conte du recueil, « Gonzalès Coques » narre l’histoire d’un jeune peintre espagnol, mal marié avec une mégère hideuse qui lui fait payer durement le confort matériel qu’elle lui fournit. Pour se faire un peu d’argent sur lequel la mégère n’aura pas prise, il donne des leçons de peinture à un jeune apprenti, Antonio, un fort joli garçonnet pour lequel il s’est pris d’affection, au point de le peindre sous l’aspect d’un ange dans l’un de ses tableaux. C’est précisément ce tableau qui lui vaut la visite d’un gentilhomme menaçant, le comte de Los Cavallos. Le comte a en effet reconnu dans le visage de cet ange celui de Dolorès d’Alcanzo, une jeune duchesse qui a mystérieusement disparu depuis quelques jours. Gonzalès, qui est loin de fréquenter la bonne société, parvient dans un premier temps à convaincre le comte de Los Cavallos de son innocence, et de lui jurer que ce visage n’est né que dans son imagination. Une fois reparti, Gonzalès va chercher Antonio qui s’était dissimulé dans une cache secrète. Antonio ôte alors son éternel bonnet et révèle son abondante chevelure : il s’agit bien de Dolorès d’Alcanzo. La jeune fille a organisé cette mascarade comme prétexte pour voir Gonzalès. Sans qu’il le sache, elle était tombée folle amoureuse de lui quelques années auparavant alors qu’elle était au couvent, alors qu’il y était venu pour livrer un tableau religieux. Très logiquement, Gonzalès se sent conquis par cette jolie amoureuse, et Dolorès et lui décident alors de s’enfuir ensemble… Mais la famille d’Alcanzo ne l’entend pas de cette oreille : elle envoie aux trousses des deux fuyards un limier hors-pair, Perez. L’homme est tout dévoué à ses employeurs, et il est assez sûr de parvenir à ses fins car Gonzalès est peintre de métier : où qu’il s’enfuira, il fera des tableaux et les vendra. Même sous un faux nom, on reconnaîtra son style inimitable. Il suffira donc de dénicher auprès des marchands d'art ces nouveaux tableaux pour retrouver celui qui les a peints. À deux reprises, Perez manque de justesse de mettre la main sur les deux amants : à Bruxelles, puis à Haarlem, en Hollande. Puis, contre toute attente, il perd totalement leurs traces… La raison en est que d’une part, Gonzalès et Dolorès sont partis s’installer définitivement en Italie, et ensuite qu’ayant compris que seules les peintures de Gonzalès pouvaient ainsi orienter leur poursuivant, Gonzalès décide de renoncer à la peinture et se fait vannier. Lui et Dolorès se cachent là où personne n’ira les chercher : au sein du bas-peuple des artisans. Mais hélas, Gonzalès était né pour peindre et, au fil des années, il dépérit de ne pouvoir se livrer à son art, et finit par en mourir, sous les yeux d’un amateur d’art qui était enfin parvenu à le retrouver. - Quatrième conte, « Les Eaux d’Abano », se déroule aussi en Italie, et narre l’assez peu passionnante rivalité qui oppose, dans une station thermale, Alferi, un écrivain en pleine dépression, et Marliano, escroc et voyou, pour l’amour de Bianca, une viveuse sur le retour, pour laquelle ils iront jusqu’à un duel à mort, dont Alferi sortira vainqueur. Très convenue et un peu désuète sur tous les plans, cette histoire est la plus faible du recueil. - Enfin, le cinquième conte, le plus bref, « Le Jeune Homme Pâle » narre la romance entre la jeune comtesse Marie de Beaugency et un journaliste républicain, Arthur Aubert, dont la pâleur enfantine et candide a ému le cœur de la jeune comtesse. Cependant, la différence de classe sociale entraîne autour d'eux bien des plaisanteries perfides et des ragots cruels, d’autant plus que la comtesse est pour ainsi dire fiancée au duc de Montyon, auquel ses parents souhaitent la voir mariée. Arthur mesure que leur histoire d’amour est sans issue, et tout le long d’un échange épistolaire qui couvre les deux tiers du récit, il tente de la convaincre de renoncer à leur romance. Au final, chagrinée, Marie de Beaugency se résigne à obéir à ses parents et à épouser le duc de Montyon, quand, au matin de la cérémonie, un jeune homme demande à la voir, pour lui expliquer que son ami Arthur est au plus mal, qu’il a prévu de mettre fin à ses jours au moment même ou Marie appartiendrait à un autre, et qu’elle seule pourrait le raisonner. Aussitôt, Marie s’échappe et court chez Arthur, qui la reçoit dans ses bras. Tous deux s’enfuient et vont se marier, sans le consentement de la famille de Beaugency. Et adieu le duc de Montyon ! Trois ans plus tard, une calèche passant le long des Tuileries, conduite par Marie et Arthur, désormais mariés, amène les commentaires de trois commères à pied qui les ont brièvement reconnus. Celles-ci laissent entendre que le jeune Arthur Aubert a fait un fameux coup en épousant la Beaugency, dont le père vient de mourir en laissant à sa fille et à son gendre une somme faramineuse, une fortune dont, en plus, le jeune homme pâle ne tardera pas à profiter seul, puisque paraît-il que Marie est malade, probablement de la déception que lui a valu d'avoir finalement pris conscience que son futur mari ait ainsi spéculé sur son cœur. La fin, volontairement ouverte, laisse planer une ambigüité intéressante, puisque les commères étant les seules à se prononcer sur le couple atypique que forment Arthur et Marie, on ne sait s’il faut les croire ou non. Même en relisant attentivement la nouvelle, on réalise qu’Émile Souvestre ne s’est montré, à aucun moment, vraiment catégorique sur la réalité des sentiments du jeune homme. Tout son entourage le soupçonne de dissimuler un mariage d’argent derrière un prétexte d’amour fou grandement simulé, mais au final, il n’y a aucun indice sur ce qu’il en est réellement. On peut librement interpréter cette nouvelle comme le récit de l’habile stratégie d’un arriviste, ou comme l’histoire d’un amour pur et sincère, que rien néanmoins ne protègera jamais des rumeurs nauséabondes. Émile Souvestre accule donc son lecteur à choisir son camp lui-même, selon sa sensibilité et ses propres convictions, et c’est assurément une idée de génie, incroyablement novatrice pour l’époque. Cela conclut en tout cas merveilleusement un recueil posthume plutôt réussi, et étonnamment homogène, qui en dépit de quelques inévitables archaïsmes, donne une assez bonne mesure du talent injustement méconnu d’Émile Souvestre.

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